En se présentant comme le chef des forces armées militaires et civiles, le 18 avril, le président tunisien a mis une nouvelle pièce dans la machine à crises du pays.
Le 65e anniversaire des forces de sécurité intérieure, le 18 avril, aurait pu être une cérémonie comme tant d’autres, présidée par le chef de l’État. Mais Kaïs Saïed a profité de l’occasion pour marteler, avec des arguments juridiques puisés dans différents codes, qu’il est le chef de toutes les forces armées.
« Le principe est qu’il n’y a pas de distinction. La loi, tous les textes du monde et le code des contrats et des obligations le mentionnent. Les forces armées sont les forces militaires et les forces de sécurité », a-t-il ainsi affirmé.
Pourtant, la Constitution ne concède au président que des prérogatives en matière de diplomatie et de défense. Le ministère de l’Intérieur et autres corps comme celui de la douane ne dépendent pas, en principe, du chef de l’État. « C’est grave et dangereux, commente le juriste et ancien député Mondher Belhaj Ali. Le président se pose comme seul interprète de la Constitution. »
Rivalité avec Hichem Mechichi
C’est la troisième fois depuis le début de l’année que le président tunisien se livre à l’exercice : lors de son refus de la prestation de serment des ministres désignés par le chef du gouvernement, puis à l’occasion de son rejet de l’amendement de la loi portant sur la Cour constitutionnelle, et maintenant avec son annexion des forces sécuritaires.
KAÏS SAÏED VEUT ÊTRE L’UNIQUE CHEF, QUITTE À INDUIRE EN ERREUR TOUT UN PEUPLE
Les propos de Kaïs Saïed marquent ainsi un nouvel épisode dans la rivalité entre la présidence et le chef du gouvernement, Hichem Mechichi. « L’implication par le président de la République des forces de sécurité dans les batailles politiques est très dangereuse », s’insurge Faouzi Charfi, dirigeant du parti Al Massar. « Kaïs Saïed est passé de l’autre côté du miroir et veut être l’unique chef, quitte à induire en erreur tout un peuple », renchérit un politologue.
Le locataire de Carthage rencontre finalement les mêmes problèmes que son prédécesseur. Béji Caïd Essebsi avait aussi voulu amender la Constitution pour conférer plus de pouvoir à l’institution de la présidence de la République et avait aussi eu des difficultés à partager les commandes de l’exécutif avec La Kasbah. Il avait alors joué l’atout d’un Conseil national de sécurité aux allures de mini-gouvernement parallèle sous son contrôle. Mais la formule ne semble pas satisfaire Kaïs Saïed, qui refuse d’avoir des prérogatives limitées.
Crise institutionnelle
Même si Ennahdha, premier parti à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), ne s’est pas exprimé sur la prise de parole présidentielle, cette dernière n’en a pas moins provoqué un tollé dans les milieux politiques.
Ahmed Nejib Chebbi, président du Mouvement démocratique dénonce un coup d’État par l’entrave de la formation d’un gouvernement et d’une Cour constitutionnelle. « Tirer profit des failles existantes dans la Constitution pour imposer son hégémonie et immiscer les institutions de l’État dans le conflit politique est une faute grave, dont le président doit rendre compte. Cela peut même conduire à la destitution du président », s’indigne celui qui est lui aussi juriste.
« C’est une façon d’occuper l’opinion, constate de son côté Mondher Belhaj Ali. Kaïs Saïed aurait pu, par sa position à la tête du Conseil national de sécurité, intervenir dans la gestion de la pandémie et la crise économique ou toute autre urgence du pays. Comme il aurait pu aussi introduire des changements législatifs pour corriger les lois obsolètes ».
Alors que le parti Echaab, proche du président, appelle à la tenue d’un dialogue national pour sortir le pays de l’impasse, Kaïs Saïed semble lui décidé à engager une bataille dans les sables mouvants de la Constitution et de son interprétation.
Source: Jeune Afrique