Sénégal : le gouvernement minimise-t-il les naufrages de migrants ?

© Santi Palacios/AP/SIPA Des migrants soudanais et sénégalais au large des côtes libyennes, en février 2016.

Après une série de naufrages de migrants à la fin d’octobre, les critiques se multiplient contre les autorités, dénonçant leur manque de réaction. Et certaines personnalités, comme le khalife général des mourides, se saisissent de la question.

D’ordinaire, cette plage est agitée par le ballet des pêcheurs qui ramènent leur butin du large. Mais en cette dernière semaine d’octobre, le rivage de la ville côtière de Mbour, au sud de Dakar, offre un spectacle macabre, relayé sur les réseaux sociaux. L’océan recrache des dizaines de corps : les cadavres de jeunes Sénégalais dont les pirogues ont fait naufrage entre le 22 et le 26 octobre. Certains d’entre eux n’avaient pas encore quinze ans, d’autres entamaient à peine leur trentaine. Tous ont voulu tenter leur chance, espérant rallier les côtes espagnoles.

Selon le bilan de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), publié le 29 octobre, 140 personnes auraient perdu la vie en mer ce jour-là. Des « informations infondées », a immédiatement démenti le ministère de l’Intérieur sénégalais par voie de communiqué, évoquant le repêchage de six corps et le sauvetage de 91 rescapés.

Bataille de chiffres

« L’émigration irrégulière s’opère par le contournement des circuits officiels. Il n’est donc possible d’en établir l’ampleur statistique qu’à partir des données recueillies auprès de migrants qui arrivent sur les côtes des pays destinataires, secourus par les services officiels ou lorsque surviennent malheureusement des incidents dramatiques, fait valoir la ministre sénégalaise de la Jeunesse, Néné Fatoumata Tall. Dans tous les cas, cela nécessite un travail rigoureux de collecte, de confrontation et de stabilisation des chiffres. Les services compétents de l’État y travaillent et, une fois que les statistiques seront scientifiquement éprouvées, nous nous ferons le devoir de les partager. »

En attendant les chiffres officiels, le gouvernement appelle donc à « revenir à des proportions beaucoup plus objectives et plus réalistes pour parler de ces questions plutôt que de faire dans l’émotion », comme l’exprimait Abdou Latif Coulibaly, ministre secrétaire général du gouvernement, ce dimanche 15 novembre sur les ondes de RFM, réfutant le bilan des organisations internationales qui parlent de 414 Sénégalais morts depuis le début de l’année 2020, contre 210 en 2019.

Forme de dénis?

Si les autorités font valoir la prudence et l’objectivité, les internautes eux, dénoncent une forme de déni et voient dans le refus du gouvernement de publier un bilan officiel une manière de passer le drame sous silence. Depuis la série de naufrages, ils réclament une journée de deuil national et exigent d’avantage d’engagement de la part des autorités. « On ne pleure pas assez nos morts », dénonce un professeur d’histoire-géographie sur Twitter, quand d’autres ont organisé un deuil national numérique le vendredi 13 novembre.

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« Des jeunes ont perdu la vie, des familles sont endeuillées et la nation perd une force vive. Personne ne peut rester indifférent face à ce drame social. Monsieur le président de la République a été le premier à présenter ses condoléances aux familles éplorées et nous a instruits de tout mettre en œuvre pour apporter des réponses urgentes », répond la ministre de la Jeunesse, rejetant les accusations d’inaction du gouvernement.

L’OPPOSITION VOIT DANS LA RECRUDESCENCE DES DÉPARTS UN ÉCHEC DES POLITIQUES DE MACKY SALL POUR LA JEUNESSE

L’opposition, elle, voit dans la recrudescence des départs un constat d’échec des politiques publiques de Macky Sall à destination de la jeunesse, laquelle est particulièrement touchée par le chômage. « La mauvaise gestion de nos pays par des gouvernants qui ignorent totalement l’ordre des priorités est bien évidemment une cause de découragement pour une jeunesse sans emploi et totalement vulnérable », vilipende l’ex-député de l’opposition Thierno Bocoum.

« Il serait injuste d’avancer l’argument d’un d’échec des politiques publiques vis-à-vis de la jeunesse, réfute Néné Fatoumata Tall. Nous avons constaté que nombre de ceux qui tentent cette aventure périlleuse ont une occupation et gagnent honnêtement leur vie au Sénégal. C’est la raison pour laquelle ils peuvent réunir les sommes exigées par les passeurs. »

L’opposition du khalife

Invité de la Radio futurs médias, ce dimanche 15 novembre, Abdou Latif Coulibaly va même plus loin, estimant que « l’ailleurs appelle souvent les jeunes, pas simplement les jeunes désœuvrés, [et que] le taux de jeunes qui quittent la France pour aller en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis est exceptionnellement élevé. Ce n’est pas simplement dans nos pays sous-développés ».

« C’est une posture très simpliste, dénonce Thierno Bocoum. Comparaison n’est pas raison. Les conditions dans lesquelles les Africains quittent leurs pays pour l’Europe sont extrêmement périlleuses. La question ne se pose pas du point de vue de la liberté de voyager. Ce n’est pas l’appel de l’ailleurs qui explique les risques pris, mais le désespoir dans leur pays. »

SERIGNE MOUNTAKHA MBACKÉ APPELLE LES JEUNES À LA PATIENCE, « MALGRÉ LA RÉALITÉ DU CHÔMAGE »

Embarras des autorités ? Minimisation du phénomène ? Peut-être un peu des deux. Mais les réponses du gouvernement continuent de provoquer l’insatisfaction d’une partie de la société civile et de l’opposition, poussant d’autres figures du pays à se saisir de la question.

C’est notamment le cas du khalife général des mourides qui, par l’intermédiaire de son porte-parole, a fait savoir sa vive opposition à ces départs vers l’Europe. « Prendre une pirogue en bravant la mer pour aller en Europe est un acte de suicide banni par l’islam », a ainsi tranché Serigne Mountakha Mbacké le 15 novembre, rappelant que la religion bannit « toute pratique menant à la mort » et appelant les jeunes à la « patience, malgré une conjoncture économique difficile partout et la réalité du chômage ».

« Fausse excuse »

Une réalité face à laquelle les autorités assurent avoir lancé des programmes « hardis sur l’éducation, la formation professionnelle, le marché du travail et l’emploi », comme l’assure Néné Fatoumata Tall. La ministre met également en avant des programmes « de financement de projets de retour » et « de développement, notamment dans les zones où le plus grand nombre de candidats à la migration irrégulière a été identifié ».

Elle ajoute que les conséquences de la crise sanitaire et socio-économique liée à l’épidémie de Covid-19 ont « relancé un phénomène de migration clandestine qui avait connu une accalmie depuis quelques années ».

« Une fausse excuse », selon Thierno Bocoum. « On ne peut pas tout mettre sur le dos du Covid, dénonce-t-il. Il y a des échecs indéniables des politiques publiques et les effets de la pandémie n’ont fait qu’exacerber une situation déjà existante. Il y avait des candidats à l’émigration clandestine hier, il y en a aujourd’hui, il y en aura encore demain. »

   Source: Jeune Afrique