L’indépendance somalienne et après: les cinq moments clés

AFP PHOTO Le Premier ministre somalien Abdurashid Ali Shermarke (D) serre la main du président Aden Abdullah Osman Daar (G) à Mogadiscio le 26 juin, quelques jours avant la proclamation de la République de Somalie, le 1er jullet.

Il y a soixante ans naissait la République de Somalie. L’un des États les plus homogènes de l’Afrique tropicale par la langue et par la religion, cette nation a sombré à peine trente ans après son indépendance dans une crise sans fin, sur fond de rivalités claniques, phénomènes mafieux et l’irrédentisme comme seul projet politique. Retour en cinq dates sur les principales étapes de la descente aux enfers de ce grand pays de la Corne de l’Afrique.

 1960 : Indépendance, choix d’un État central fort et irrédentisme

La Somalie nouvelle est née au terme d’un processus de décolonisation amorcé dès la fin de la Seconde Guerre mondiale en coopération avec les deux anciennes puissances coloniales, nommément l’Angleterre aux manettes dans son protectorat de Somaliland au nord et l’Italie qui était de retour dans son ancienne colonie dans le sud, dès 1949, en vertu d’un accord de tutelle onusien.

Le 26 juin 1960,  le British Somaliland proclama son indépendance. Quatre jours plus tard, la Somalie italienne accéda à son tour à l’indépendance et fusionna avec le Nord, selon une convention établie antérieurement. La Constitution adoptée par le nouvel État prévoyait une démocratie parlementaire monocamérale et l’élection au suffrage universel. Le gouvernement de l’union, formé de« sudistes » et de «  nordistes  », se divisa d’emblée sur la forme de l’État somalien futur. Le dilemme sera tranché lors du référendum de 1961, avec les sudistes, plus nombreux, qui remportèrent le scrutin et imposèrent leur préférence pour un État centralisateur contre le fédéralisme réclamé par leurs concitoyens du Nord.

Source : National Geospatial Agency*.

Source : National Geospatial Agency*. (CC)

Toujours est-il que pour la première fois de l’histoire des Somalis, un État regroupe la majorité de ce peuple, sous un seul drapeau à cinq branches représentant les cinq régions historiques de la Somalie : les ex-Somaliland britannique et Somalie italienne, la Côte française des Somalis (actuelle Djibouti), l’Ogaden et le Hawd (sous l’administration éthiopienne), ainsi que le Northern Frontier District du Kenya. Mais le drapeau du nouvel État rappelle que l’unité de tous les Somalis n’était pas faite. Les visées irrédentistes du gouvernement sont à l’origine du premier conflit frontalier avec l’Éthiopie qui éclate en 1963. Parallèlement, la détérioration des relations avec le Kenya et avec la colonie française de Djibouti (qui accéda à l’indépendance en 1977) conduisit à l’isolement diplomatique de Mogadiscio dans la région. La tentative du pouvoir somali de mettre en sommeil l’irrédentisme en normalisant les relations avec les voisins n’était sans doute pas étrangère à la défaite du premier président de la République Aden Abdullah Osman Dar à l’élection de 1967. Elle fut remportée par Abdi Rashid Ali Shemarke.

 1969 : Coup d’État militaire et prémices de la dérive du pays

Le 15 octobre 1969, le président Shemarke est assassiné par un soldat de sa garde présidentielle, par vengeance « clanique ». Profitant de la fragilisation de l’État, l’armée somalienne renverse le gouvernement le 21 octobre 1969 et le général Siyaad Barré, nommé par le Conseil suprême de la révolution, prit le pouvoir. Le nouveau chef de l’État met en place un régime fort, s’appuyant sur des officiers supérieurs de l’armée pour former son administration. Il fait arrêter les principaux chefs politiques et disperse le Parlement. La Somalie devient la République démocratique de Somalie, proche de l’URSS, et adopte le « socialisme scientifique » comme doctrine de gouvernement.

Si les objectifs initiaux affichés par le pouvoir militaire consistant à combattre la corruption et le facteur clanique qui ont empoisonné la vie politique somalienne depuis l’indépendance, assurent la popularité du régime au cours des premières années de son existence, le soutien populaire ne survivra pas aux sécheresses successives qui ruinent l’économie somalienne dans les années 1970 et surtout pas à l’échec de l’offensive lancée en juillet 1977 par le général Siad Barré pour conquérir l’Ogaden, région éthiopienne partiellement peuplée de Somalis. Le retournement d’alliance de l’Union soviétique en faveur du régime éthiopien de Mengistu, est la principale cause de la défaite de l’armée somalienne. Son retrait marque un coup d’arrêt à l’ambition expansionniste du chef de l’État, ce qui est ressenti comme une trahison par des officiers qui tentent plusieurs coups d’État dans les années 1978-81.

Poster in Mogadishu of Mahammad Siad Barre, a revolutionary leader of Somalia, deposed in 1991

Poster in Mogadishu of Mahammad Siad Barre, a revolutionary leader of Somalia, deposed in 1991 Courtesy Hiram A. Ruiz / Library of Congress / Public Domain

Ces revers militaires et économiques, ajoutés à la montée des frustrations au sein de la population, entraînent un durcissement du régime, en augmentant sa dépendance sur le groupe clanique présidentiel. Conséquence : exacerbation des rivalités internes aux groupes dirigeants, semant les graines de l’éclatement du pays à venir. L’opposition au pouvoir central se durcit avec l’exclusion du gouvernement, de l’armée et de la distribution des prébendes des clans majerteen et isaaq du Nord, au profit des mareehan dont le chef de l’État était issu. Sur le plan international, privé de l’aide soviétique suite à son aventure malheureuse de l’Ogaden, Siyaad Barré se tourne vers les États-Unis, mais Washington refuse de cautionner à fonds perdu un pouvoir à la dérive, corrompu et impliqué dans des massacres de ses propres citoyens. À la fin des années 1980, diplomatiquement isolé, et en perte de vitesse dans le Centre et le Sud où des pouvoirs rivaux ont pris le contrôle, le régime est aux abois.

1991 : chute de Siad Barré et vers l’atomisation de la Somalie

Le 24 janvier 1991, Siad Barré réussit à s’enfuir de son palais, alors que la capitale était prise d’assaut par des rebelles en lutte contre le pouvoir central. Mogadiscio est le théâtre d’intenses combats entre les milices et les forces loyales qui seront repoussées vers le Sud, vers la ville portuaire de Kismayo. Les combats détruisent totalement plusieurs quartiers de la capitale. C’est la fin définitive de la dictature, mais la chute de Siad Barré libère les dernières entraves qui empêchaient l’atomisation de la Somalie.

La capitale Mogadiscio avant la guerre civile.(illustration)

La capitale Mogadiscio avant la guerre civile.(illustration) STUART PRICE / AU-UN IST PHOTO / AFP

Des seigneurs de guerre partagent le pays depuis la chute de Siad Barré, au gré de la recomposition incessante du kaléidoscope des alliances. Artisans de la guerre civile, la majorité de ces mouvements sont nés dans les années 1980 dans le contexte des tensions grandissantes entre les groupes traditionnels, accentués par la politique de « diviser pour mieux régner » de Siad Barré. Parmi ces différents mouvements, trois vont jouer un rôle majeur, s’inscrivant dans le temps long au sein de l’échiquier politique somalien.

Primo, l’United Somali Congress (USC) dirigé par le général Aidid, vétéran de l’Ogaden et chef de l’armée. Ce sont les troupes de l’USC qui mirent en fuite Siyaad Barré, prenant possession de la capitale. Secundo, on voit émerger dans le Nord, le Somali National Movement, mouvement né dans la diaspora somalie en Grande-Bretagne. Sous son égide, la région septentrionale s’autoproclame indépendante dès mai 1991 dans les frontières de l’ancienne colonie britannique du Somaliland. Enfin, implanté dans le nord-est du pays, formant la colonne vertébrale de la région du Puntland qui elle aussi s’est autoproclamée région autonome en 1998, le Somali Salvation Democratic Front (SSDF) constitue le troisième mouvement qui a été l’un des socles au découpage actuel de la Somalie.

L’année 1991 est un tournant. Elle marque la fin de l’État somalien, trente ans à peine après sa création.

1992-1995 : échec de la première grande intervention internationale

Les ravages de la guerre civile qui frappent principalement le sud du pays et la capitale conduisent les organisations humanitaires internationales à intervenir massivement dès 1991. C’est en réponse à la situation sécuritaire dégradée en Somalie, doublée de famines et d’épidémies qui menacent la vie de 700 000 personnes, que la première mission onusienne est lancée en avril 1992. Les difficultés rencontrées par le contingent pakistanais déployé dans la capitale somalienne dans le cadre de l’ONUSOM conduisent le gouvernement américain du président Georges Bush père à décider d’une intervention militaire sur le sol somalien. C’est ainsi que le 9 décembre 1992, les forces de l’UNITAF (United Allied Forces) débarquent en Somalie dans le cadre d’une opération dénommée Restore Hope, qui va mobiliser jusqu’à 40 000 hommes, dont les trois quarts fournis par les États-Unis.

Le PAM estime que la Somalie «est sans doute le pays de la Corne de l'Afrique aux besoins humanitaires les plus grands, notamment en matière d'aide alimentaire».

Le PAM estime que la Somalie «est sans doute le pays de la Corne de l’Afrique aux besoins humanitaires les plus grands, notamment en matière d’aide alimentaire». Reuters / Omar Faruk

En avril 1993, ONUSOM II est lancée, mais l’effort entrepris par les Nations unies pour protéger l’acheminement des vivres dans un pays en proie à la guerre civile ne peut être soutenu, notamment à cause de la volonté américaine de retirer ses forces. Cette décision de retrait fait suite aux événements très médiatisés des 3 et 4 octobre 1993, durant lesquels deux hélicoptères américains sont abattus par des milices somaliennes, provoquant de nombreux morts et blessés au sein de la coalition internationale. Il se trouve que la mission de paix s’était transformée en une campagne de lutte entre les forces internationales et les chefs de guerre somaliens. Le mandat de l’ONUSOM prendra brutalement fin en mars 1995.

Le bilan de cette opération internationale fut catastrophique « marquant la Somalie d’un statut de « failed State » sans avenir et trop embourbé dans des problèmes internes pour permettre une aide », a écrit un chercheur français (1). La Somalie est désormais livrée à elle-même. Sur le terrain, le retrait des forces internationales laisse le champ libre aux seigneurs de guerre, qui vont jouer désormais un rôle prépondérant dans la poursuite de la guerre civile.

Les années 2000 : la montée de l’islamisme radical

C’est dans le contexte de chaos et d’insécurité que font régner les seigneurs de guerre, qui ont partie liée avec des mafieux et des brigands de tous genres, que les mouvements islamistes commencent à prendre de l’importance dans l’échiquier somalien. Fondée à la fin des années 1990, l’Union des tribunaux islamiques (UTI) conquiert à partir de 2005 une large partie du territoire national, avant de prendre le contrôle de Mogadiscio en juillet 2006. Or dans la suite des attentats de 2001, l’ascension de l’UTI inquiète les puissances régionales, notamment l’Éthiopie. En 2006, l’armée éthiopienne lance une vaste offensive sur le territoire somalien, avec l’appui important des États-Unis, afin de chasser les islamistes de leurs positions.

Des membres d'une milice shebab dans les rues de Mogadiscio le 30 octobre 2009.

Des membres d’une milice shebab dans les rues de Mogadiscio le 30 octobre 2009. AFP / M. Dahir

Opération réussie, mais la chute de l’UTI favorise la montée en puissance dans le pays des mouvances islamistes plus radicales telles que les shebabs qui contrôlent à partir de 2009 une large partie de Mogadiscio ainsi que le centre et le sud du pays. Bien organisés, financés par les réseaux jihadistes internationaux, ces intégristes religieux se sont ancrés dans la population en maniant avec brio à la fois intimidation et protection. Or si le rétablissement de l’ordre et de la sécurité dans un pays s’enfonçant dans le chaos est apprécié par les milieux d’affaires, les attentats-suicides perpétrés par les partisans du mouvement inquiètent. Les forces somaliennes, avec l’appui de la force africaine Amisom  qui a été déployée dans le pays depuis 2010 -, réussissent à chasser les islamistes shebabs hors de Mogadiscio, mais ces derniers contrôlent toujours 20% du territoire, notamment dans les régions rurales. La menace des attentats, mais aussi celle d’une fragmentation plus grande et formelle du pays avec la reconnaissance internationale des régions autonomes (Somaliland, Puntland, Jubaland…) plane aujourd’hui à Mogadiscio sur les célébrations du soixantième anniversaire de la Somalie indépendante.


(1) «  La crise somalienne. Cinquante années d’indépendance et vingt années de crise », par François Guiziou, in Afri, volume XII, 2011, site du Centre Thucydide. À lire également : « Somalie, l’interminable crise  », de Jean-Christophe Mabire, in Hérodote 2002/4 (n° 111).

 

    Source: rfi