Tout l’après-midi du 4 février, militants de l’opposition et simples citoyens ont tenté de se rassembler près du rond-point Saint-Lazare, sur l’une des artères centrales de Dakar, après l’annonce du report sine die de l’élection présidentielle. En vain. Systématiquement, les gendarmes, déployés par dizaines, ont dispersé les petits groupes à coups de gaz lacrymogènes, rapporte notre correspondante de RFI à Dakar.
Au fil des heures, la tension est montée et des jets de pierre ont répondu aux lacrymos. Des pneus ont été brûlés et chaque fois, les groupes séparés. Dimanche soir, le quartier était bouclé par les gendarmes, les rideaux des boutiques tirées et à intervalles réguliers résonnent les tirs de gaz lacrymogènes.
Les candidats et leaders de l’opposition ont échoué à se rendre sur le lieu du rassemblement. Certains ont été bloqués au siège de leur parti, d’autres dans leur voiture. L’ancienne Première ministre Aminata Touré a annoncé avoir été embarquée par les gendarmes dès qu’elle est sortie de son véhicule. Idem pour la candidate Anta Babacar Ngom, interpellée parce qu’elle refusait de quitter le point de rassemblement. Le candidat Serigne Mboup fait état de l’arrestation de quatre membres de son équipe de communication.
« Injuste »
Le signal est clair : aucun rassemblement n’est toléré. Il en va de même dans d’autres villes du pays, comme Thiès, Mbour et Louga. L’opposition dit actuellement réfléchir à la façon de se mobiliser dans les prochains jours. « C’est totalement injuste », lance un manifestant. « Ici, il ne nous laisse même plus nous exprimer. On est fatigués, proteste une femme. On veut pouvoir voter et choisir notre président. »
La marge de manœuvre des opposants est limitée. L’ancien ministre de l’Intérieur et candidat dissident de la majorité, Aly Ngouille Ndiaye, a promis de déposer un recours à la Cour suprême dès aujourd’hui pour contester le décret qui annule la présidentielle du 25 février. Et les candidats de l’opposition ont eux aussi prévu de saisir collectivement le Conseil constitutionnel. Au-delà du symbole, que faut il attendre de ces procédures ? difficile à dire dans l’immédiat. Reste la mobilisation dans la rue pour montrer le rejet de ce que les candidats de l’opposition appellent un coup d’État institutionnel. Plus de la moitié des vingt candidats appelle donc à un rassemblement devant l’Assemblée nationale aujourd’hui. Sera-t-il autorisé ? Rien n’est moins sûr au vu de la répression de la manifestation de dimanche.
Pour le porte-parole du gouvernement, le ministre du Commerce Abdou Karim Fofana, la présence policière du 4 février était justifiée : « dans tous les pays démocratiques du monde, il y a des règles pour manifester. Il faut d’abord déposer une autorisation. On ne peut pas, du jour au lendemain, appeler les gens à descendre dans la rue, sans savoir à quelles fins », minimisant la portée des échauffourées. « Le report de l’élection n’est pas du ressort du président de la république. La cohérence la plus banale, c’est de suspendre la décision qu’il a prise le temps que l’Assemblée nationale s’exprime. »
Ce dimanche soir, le ministère de la Communication, « en accord avec le Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA), a donné l’ordre aux diffuseurs de Walf TV de couper temporairement le signal pour incitation à la violence », a dit à l’Agence France-Presse son directeur de la communication, Ousseynou Dieng. Le groupe Walf a annoncé sur les réseaux sociaux un « retrait définitif de sa licence par l’État ».
Les réactions se poursuivent
Le report de la présidentielle au Sénégal, inédit dans l’histoire du pays, a également provoqué de nombreuses réactions à l’étranger. Les mêmes mots reviennent à chaque fois : incertitude, préoccupation, appels à des élections rapides, ce qui traduit l’inquiétude d’une grande partie de la communauté internationale. Si les réactions ont été peu nombreuses sur le continent, la Cédéao, par la voix de sa commission, avait réagi dès samedi soir et a exprimé dimanche « sa préoccupation quant aux circonstances qui ont conduit au report de l’élection ». L’organisation sous-régionale demande à nouveau les autorités à oeuvrer pour fixer rapidement une nouvelle date et elle « exhorte la classe politique à prioriser le dialogue pour l’organisation d’une élection transparente, inclusive et crédible ». La Cédéao encourage également Macky Sall « à continuer de défendre et de protéger la longue tradition démocratique du Sénégal ».
Dans un communiqué diffusé dimanche, l’Union européenne estime que l’annonce de ce report « ouvre une période d’incertitude au Sénégal ». En conséquence, l’UE dit appeler « tous les acteurs à œuvrer, dans un climat apaisé, à la tenue d’une élection, transparente, inclusive et crédible dans les meilleurs délais », « afin », ajoute le texte, « de préserver la longue tradition de stabilité et de démocratie au Sénégal ». Les États-Unis se sont dits pour leur part profondément préoccupés par cette situation et réclament qu’une nouvelle date soit annoncée rapidement.
Sur la même ligne, la France appelle les autorités à « lever les incertitudes autour du calendrier électoral pour que les élections puissent se tenir dans le meilleur délai possible ». « Profondément préoccupés » par ce report, les États-Unis avaient eux « exhorté » samedi soir les acteurs politiques « à s’engager pacifiquement » pour « fixer rapidement une nouvelle date et les conditions d’une élection libre et équitable ».
L’élection renvoyée au 25 août ?
Justement, l’Assemblée nationale accélère la cadence pour examiner un projet de loi sur le report de l’élection présidentielle déposé par Mamadou Lamine Thiam du Parti démocratique sénégalais de Karim Wade. Les députés seront réunis en plénière ce lundi 5 février pour examiner le texte contre lequel l’opposition est vent debout. Le calendrier pourrait être précisé à l’issue des débats.
En attendant, c’est la commission des lois qui bûche sur la proposition de loi constitutionnelle, qui renverrait l’élection au 25 août, rapporte notre correspondante à Dakar, Juliette Dubois. Cette commission est chargée du travail technique et d’un premier examen du texte. Le projet a pour ambition de « corriger les irrégularités liées au processus électoral et faire la lumière sur les accusations portant sur la supposée corruption de certains juges du conseil constitutionnel ». Il demande un report de l’élection en avançant que le processus électoral est déjà émaillé d’incidents et de dysfonctionnements graves. Des arguments que Macky Sall a repris samedi lors de son adresse à la nation, lorsqu’il a annoncé abroger le décret qui fixait l’élection au 25 février, et donc repousser de facto le scrutin.
Le projet de loi parle aussi d’une crise institutionnelle entre les pouvoirs judiciaire et législatif autour du processus de validation des candidats et propose de repousser l’élection de six mois, au 25 août prochain. Selon un député d’opposition présent dans la salle, plusieurs députés de la coalition au pouvoir Benno Bokk Yakaar sont même allés plus loin en demandant la prolongation d’un an du mandat de Macky Sall. Le deuxième article u projet qui sera examiné ce lundi demande lui que Macky Sall poursuive ses fonctions de président jusqu’à l’installation de son successeur.
Les débats devraient donc être longs car pour l’opposition, il est hors de question que Macky Sall aille au delà du 2 avril, date à laquelle il est censé quitter le pouvoir. Elle dénonce un coup d’État institutionnel du président.
Des débats probablement animés également. La semaine dernière des députés en étaient venus aux mains lors du débat sur la proposition de mise en place d’une commission d’enquête sur les soupçons de corruption au Conseil constitutionnel.