L’Ethiopie et le Soudan à couteaux tirés pour le contrôle d’une zone frontalière

Par Eliott Brachet(Khartoum, correspondance)

En marge du conflit au Tigré éthiopien, l’armée soudanaise tente de reprendre la main sur le triangle d’Al-Fashaga, un territoire agricole disputé par les deux pays de la Corne.

C’est un bras de fer qui menace de dégénérer, dans le sillage du conflit en cours dans la province éthiopienne du Tigré. En jeu : le triangle d’Al-Fashaga, soit 250 km2 de terres fertiles coincées entre les rivières Setit et Atbara, au cœur d’une dispute historique entre le Soudan et l’Ethiopie. Lundi 28 décembre, l’état-major soudanais a affirmé avoir repris le contrôle sur la quasi-totalité de cette zone face à des miliciens affiliés aux forces fédérales éthiopiennes. De l’autre côté de cette frontière poreuse, constituée de milliers d’hectares de champs de sésame et de sorgho, l’Ethiopie montre les dents. « Nos forces sont en alerte permanente, prêtes à défendre notre souveraineté », a averti le lendemain Dina Mufti, porte-parole du ministère des affaires étrangères éthiopien. « Si le Soudan ne met pas un terme à son offensive sur nos territoires, l’Ethiopie sera forcée de contre-attaquer », a-t-il menacé.

Le triangle d’Al-Fashaga représente un enjeu économique et alimentaire crucial pour les populations locales. En l’absence de marquage clair, la zone a longtemps été le théâtre de trafics, de contrebande mais aussi d’affrontements. Pour le Soudan, Al-Fashaga fait partie intégrante de son territoire selon la démarcation établie sous la colonisation britannique au début du siècle dernier.

Hors des radars

Depuis le début de l’offensive au Tigré, lancée le 4 novembre par le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, plus de 50 000 Ethiopiens ont trouvé refuge au Soudan voisin, fuyant à travers champs les combats dans leur région. Dans le même temps, Khartoum déployait une garnison de 6 000 soldats à la frontière pour éviter que le conflit ne déborde sur son territoire, selon la version officielle. Alors que les milices amhara – l’une des principales ethnies éthiopiennes, alliée d’Abiy Ahmed dans la guerre au Tigré – s’engouffraient dans le sillage de l’armée fédérale pour lutter contre les dissidents du Front populaire de libération du Tigré (TPLF), l’armée soudanaise en a profité pour envoyer ses troupes à la reconquête de ce territoire. D’après un haut gradé de l’armée soudanaise qui a souhaité garder l’anonymat, « dès le départ, l’objectif était de reprendre l’intégralité des territoires soudanais que le régime d’Omar Al-Bachir avait abandonnés aux Ethiopiens ».

La campagne s’est déroulée hors des radars, à l’exception des quelques communications de l’état-major soudanais annonçant une progression rapide des troupes. Mais l’opération s’est peu à peu heurtée à une résistance accrue des milices éthiopiennes. Le 15 décembre, la tension est montée d’un cran lorsqu’une patrouille de soldats soudanais est tombée dans une embuscade faisant quatre morts, dont un officier, et une vingtaine de blessés.

L’armée soudanaise a immédiatement promis des représailles. L’état d’alerte a été déclaré dans la région et d’importants renforts ont été dépêchés depuis Khartoum : des convois d’infanterie, d’artillerie et de blindés ainsi que des Forces de soutien rapide, unités paramilitaires de l’armée soudanaise. Le chef du Conseil de souveraineté, le général Abdel Fattah Al-Burhane, s’est déplacé en personne auprès de ses troupes dans le triangle d’Al-Fashaga.

Entente de façade

Le premier ministre soudanais, Abdallah Hamdok, a publiquement accordé son soutien aux militaires pris pour cible. Son homologue éthiopien, Abiy Ahmed, a lui adopté un ton conciliant, estimant que « de tels incidents ne briseront pas les liens entre les deux pays », faisant porter la faute sur des milices « non identifiées ».

Dans une vaine tentative d’apaisement, une délégation éthiopienne s’est rendue à Khartoum le 22 décembre pour évoquer une nouvelle délimitation de la frontière. Mais aucun accord n’a été trouvé, même si les deux parties ont assuré que le dialogue était « amical et fraternel ».

Une entente de façade qui ne se traduit guère sur le terrain. Les combats se poursuivaient encore il y a quelques jours dans la zone de Salamber, selon plusieurs habitants de la région. Une équipe de Médecins sans frontière (MSF) a également affirmé avoir entendu des explosions à quelques kilomètres au sud de la rivière Setit. Les organisations humanitaires, à pied d’œuvre dans les camps de réfugiés proches de la frontière, se préparent à recevoir des blessés si le conflit devait gagner en intensité.

  Source: Le Monde