Politique africaine de Giscard d’Estaing: entre ambivalences et ruptures

getty Images Une affiche électorale du candidat à la présidentielle Valéry Giscard d'Estaing en mars 1981.

Le président français Valéry Giscard d’Estaing, qui vient de s’éteindre à l’âge de 94 ans, a marqué de son empreinte l’histoire des relations franco-africaines. Il avait pris ses fonctions en 1974 en promettant de donner un nouvel élan à la politique africaine de la France. Mais sous le poids des affaires et des révélations gênantes sur son mercantilisme et ses compromissions, l’homme a vu sa cote de popularité baisser en Afrique pendant son septennat. Retour sur la carrière faite de ruptures et d’ambivalences de Giscard « l’Africain ».

Beaucoup de Français qui étaient en âge de voter en 1981 se souviennent encore de la campagne présidentielle opposant Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand cette année-là et du tour cruel joué par les colleurs d’affiches clandestins au président sortant, candidat à sa propre succession. Sur certaines des affiches du président-candidat, ils avaient remplacé les yeux par deux papillons brillants qui s’éclairaient dans la nuit à la lumière des phares de voitures. C’était bien sûr une allusion, aussi inventive que malicieuse, au scandale de la plaquette de diamants valant un million de francs (entre 650 000 et 700 000 euros) que VGE avait reçue en cadeau de la part du chef de l’État centrafricain Jean-Bédel Bokassa. L’affaire avait empoisonné les dernières années du septennat de Giscard. L’affiche prenait tout son sel avec le rappel du slogan de la précédente campagne présidentielle de ce même Giscard, affirmant qu’il « regardait la France au fond des yeux ». « Du fond des mines des diamants de Bangui », disaient les mauvaises langues.

Toujours est-il que VGE perdit le scrutin face à son adversaire socialiste. Pour les analystes, il ne fait pas l’ombre d’un doute que « l’affaire des diamants », qui avait rendu suspecte toute la politique giscardienne en Afrique, a pesé lourdement sur le destin politique du troisième président de la Ve République française. Un constat confirmé par Claude Wauthier, qui fut l’un des premiers historiens de la politique africaine de la France. Le regretté auteur de Quatre présidents et l’Afrique (1) écrivait dans son opus que si « l’Afrique avait plutôt porté chance au général de Gaulle », elle a joué « à l’inverse, un rôle plutôt néfaste […] dans la carrière politique du président Valéry Giscard d’Estaing ».

 Une fascination quasi mystique

Les premiers propos du successeur du général de Gaulle et de Pompidou sur le rôle qu’il comptait jouer en Afrique, furent pourtant prometteurs. « Il faudra donner une nouvelle impulsion à la coopération entre la France et les États francophones d’Afrique », avait affirmé le candidat Giscard lors d’une interview à l’ORTF pendant la campagne pour la présidentielle de 1974. Il s’était aussi proposé de rétablir le secrétariat d’État à la Coopération, supprimé sous la présidence de Georges Pompidou.

 « En tant que quasi inamovible ministre des Finances et de l’Économie dans la plupart des gouvernements sous de Gaulle et Pompidou depuis 1962, VGE avait vu à l’œuvre le mécanisme de la zone franc, qui était le cordon ombilical entre la France et ses anciennes colonies africaines », rappelle Antoine Glaser (2), politologue et spécialiste de la France-Afrique. Et d’ajouter : « De tous les candidats à la présidentielle de 1974, Giscard était sans doute celui qui connaissait le mieux les pays africains et leurs potentialités économiques. En tant que ministre, il rencontrait régulièrement les décideurs africains. Chemin faisant, il avait pris conscience du besoin de donner un nouvel élan à la coopération franco-africaine et de changer son format traditionnel fait d’ingérences et de défenses d’intérêts politiques et économiques tricolores dans lequel elle avait été enfermée depuis les indépendances ».
 

(Édition spéciale) La disparition de Valéry Giscard d’Estaing

Les débuts de Giscard en Afrique remontent en réalité à une période antérieure à son entrée au gouvernement. C’est son goût pour la chasse à laquelle l’aurait initié l’un de ses cousins dirigeant d’une banque d’affaires africaine qui avait conduit VGE pour la première fois en Afrique noire au début des années 1960. Ces voyages furent sans doute à l’origine de la fascination qu’éprouvait le futur président français pour « l’immense nuit africaine » dont la découverte répondait chez lui à « des rêves insistants de jeunesse », comme il l’a écrit lui-même dans son essai autobiographique, paru en 1988, Le Pouvoir et la vie (3). Cette fascination quasi mystique, doublée de polémiques sur les ambivalences d’une diplomatie placée sous le signe de la corruption et de l’affairisme familial, a longtemps caractérisé le giscardisme africain, occultant son aspect novateur, en rupture avec la pratique gaullienne en matière des relations avec l’Afrique. « Des ruptures qui font de VGE le premier président français post-colonial, même si les actes posés dans ce sens n’ont pas nécessairement abouti », affirme Antoine Glaser.

Selon les spécialistes, les ruptures prônées par VGE relèvent autant de la personnalité et du parcours spécifique de ce nouveau président de la République que du contexte diplomatique et géopolitique. Les relations franco-africaines ont pris un nouveau tournant au début de la décennie 1970 avec l’effritement du rêve gaullien d’un « Commonwealth à la française » et la demande insistante par certaines des anciennes colonies africaines pour la renégociation des accords bilatéraux conclus à l’indépendance, « clé de voûte des rapports entre l’ancienne métropole et son “pré carré », selon l’historien Jean-Pierre Bat. Cette évolution du dialogue franco-africain, brillamment racontée par ce dernier dans son panorama historique de la politique française en Afrique de 1959 à nos jours (4), est le contexte dans lequel s’est déroulée la présidentielle de 1974 qui a conduit VGE à l’Élysée.

La mesure la plus spectaculaire prise par Giscard dans la foulée de son élection a consisté à supprimer le secrétariat général aux Affaires africaines et malgaches, écartant par là même son chef historique Jacques Foccart. Conseiller du général de Gaulle et de Pompidou sur les relations politiques et diplomatiques avec les anciennes colonies africaines, ce dernier incarnait la vision gaullienne des rapports franco-africains. « Le réseau des relations France-Afrique mis en place par les personnalités françaises et africaines à la veille des indépendances était un système intégré – politique, militaire, financier – fondé sur une communauté de destins entre la France et ses anciennes colonies », précise Antoine Glaser. « Or, poursuit le spécialiste, les mutations politiques internes que connaissent les pays du “pré carré” tout comme les changements géopolitiques à l’œuvre sur le continent dès la fin des années 1960 rendaient cette vision inopérante, poussant les décideurs français et africains à imaginer de nouvelles modalités de convergences avec leurs partenaires africains. »

C’est sans doute cette prise de conscience de la nécessité de remettre à jour les relations avec leur ancienne métropole qui explique que la disgrâce de Jacques Foccart n’ait pas suscité de remontrances particulières dans les capitales africaines proches du « Monsieur Afrique » de l’époque gaulliste. D’autant que, sitôt élu, Giscard a rétabli, conformément à sa promesse électorale, le ministère de la Coopération qui exerce désormais les attributions de l’ancien secrétariat général aux Affaires africaines et malgaches.

La reconstitution du ministère de la Coopération répondait aux vœux de la plupart des dirigeants africains en place. Au cours des derniers mois de l’année 1974, ceux-ci prennent part à la vaste concertation qu’engage le nouveau ministre afin de formuler les futures orientations de la coopération française en Afrique. Le rapport Abelin, du nom du ministre en exercice et publié en octobre 1975, jette les bases de la « nouvelle politique française de coopération ». Les deux piliers de cette nouvelle politique sont l’élargissement du champ des préoccupations géopolitiques aux dépens parfois des solidarités historiques et la prise en compte des considérations économiques.

Mutations

Si dans la décennie 1970 les rapports que la France continue à entretenir avec ses alliés historiques sur le continent, notamment avec le Sénégal et la Côte d’Ivoire, restent étroits, le septennat de VGE est aussi marqué par l’ouverture de la politique française vers de nouveaux partenaires, qui ne font pas traditionnellement partie du « pré carré » francophone. La réconciliation avec la Guinée de Sékou Touré et le Nigeria en l’Afrique de l’Ouest ou, au Maghreb, avec l’Algérie où Giscard d’Estaing est le premier chef d’État français à se rendre et avec le Maroc boudé par la France depuis l’affaire Ben Barka, s’inscrit dans l’ambition de Paris de sortir désormais de la matrice politico-stratégique gaullienne et lever « les ambiguïtés de la période postcoloniale ». La visite d’État qu’effectue le locataire de l’Élysée à Conakry en décembre 1978 arborant autour de son cou le foulard rouge des pionniers de la révolution anti-coloniale guinéenne, tout comme les paroles du discours (« La France historique salue l’Algérie indépendante ») que Giscard prononce à son arrivée à Alger, en avril 1975, s’inspirent de cette démarche que certains qualifièrent déjà de « post-postcoloniale ».

La priorité donnée à la dimension économique et commerciale constitue le second pilier de la coopération franco-africaine renouvelée. Le rapport Abelin le rappelle noir sur blanc en invitant à un « rééquilibrage » des flux d’échanges au profit des domaines « directement liés au développement économique des États ». Les sommets France-Afrique, amorcés sous Pompidou et institutionnalisés par l’administration giscardienne, deviennent le lieu par excellence d’élaboration de cette « nouvelle coopération » fondée désormais sur « une réciprocité des intérêts plutôt que des rapports de dépendance ». Le chef de l’État en fera une tribune privilégiée pour affirmer ses convictions anti-impérialistes, appelant que l’Afrique soit « laissée aux Africains ».

Organisées alternativement en France et en Afrique, cinq éditions des rencontres au sommet de la famille franco-africaine se sont déroulées sous le septennat du président Giscard d’Estaing. Depuis 1976, ces rencontres accueillent également les pays lusophones et à partir de 1980 les anglophones, reflétant l’élargissement de l’idée même de la coopération économique, irréductible désormais à un tête-à- tête entre l’ancienne métropole et ses anciennes colonies. Il s’agit parallèlement pour la France de promouvoir le « développement d’une Afrique qui se présente […] à l’horizon 2000 comme l’un des partenaires primordiaux de l’Europe », comme le rappelle le rapport Abelin. La signature en juin 1975 de la première convention de Lomé entre la Communauté économique européenne (CEE) et ses partenaires du Sud désignés par l’acronyme ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) constitue en quelque sorte la matérialisation de ce « grand dessein » giscardien qui se veut résolument euro-africain dans sa portée.

Plus problématiques s’avèreront les propositions suggérant la mise en place par les pays occidentaux d’un fonds exceptionnel de promotion de l’Afrique, tout comme le projet du « trilogue » réunissant les pays producteurs de pétrole, les pays consommateurs industrialisés et les pays sous-développés. Ces projets lancés au sommet franco-africain de 1979, en réponses aux crises pétrolières de l’époque, resteront un vœu pieux. Il n’en reste pas moins que c’est une page qui se tourne dans les relations franco-africaines, même si l’ombre de Jacques Foccart planera longtemps encore sur l’Élysée dans la mesure où René Journiac et Martin Kirsch, conseillers successifs pour l’Afrique du président Giscard d’Estaing, étaient tous les deux issus de l’ancien secrétariat général des Affaires africaines et malgaches.

Malgré ses initiatives novatrices et une ambition réelle pour changer de paradigme en matière de coopération économique et stratégique, la cote de VGE n’a cessé de baisser en Afrique pendant son septennat. L’affaire Bokassa n’y est pas étrangère, car elle a définitivement terni l’image du chef de l’État français parmi ses pairs africains qui, comme l’écrit Jean-Pierre Bat, n’accordaient à Bokassa « qu’une place de second rang », estimant que les frasques du dirigeant centrafricain donnaient « une image négative de la classe dirigeante africaine ».

« Ils se moquaient ouvertement de Giscard, ajoute pour sa part Antoine Glaser. D’autant que le président français s’était fait complètement instrumentaliser par Bokassa, qui l’a obligé à le suivre dans la mascarade de son couronnement en 1977 ». Paradoxalement, le renversement deux ans plus tard de l’empereur, devenu entre-temps dictateur sanguinaire, ne sera pas perçu dans les capitales africaines comme une délivrance, mais comme une ingérence intolérable de plus de l’ancienne métropole, motivée moins par le rejet de la dictature que par la nécessité stratégique de mettre fin aux tentatives de rapprochement entre la Centrafrique et la Libye, l’ennemie prioritaire de la France aux portes de son « pré carré ».

L’opération « Barracuda », nom de l’intervention des troupes françaises en Centrafrique en 1979, s’inscrivait en effet dans la continuité de la politique de la canonnière gaullo-foccartienne visant à assurer la préservation d’une sphère d’influence française dans l’Afrique subsaharienne. Les années Giscard se caractérisent par la multiplication des interventions militaires françaises. Alors qu’on ne comptabilise que deux opérations militaires françaises en Afrique, au Gabon et au Tchad, sous la présidence de De Gaulle, la France intervient six fois entre 1977 et 1981 : deux fois au Zaïre (avril 1977 puis mai-juin 1978), en Mauritanie (novembre 1977 – juin 1978), au Tchad (début 1978 – mai 1980) et en Centrafrique (septembre 1979), sans compter les tentatives de déstabilisation organisées en sous-main par les services français de contre-espionnage, notamment en Angola, dans l’ex-Dahomey (aujourd’hui le Bénin) et dans les Comores.

Soutenus par des régimes amis sur place qui y trouvaient leur compte en échange des positions économiques favorables à la France pour ses exportations ou ses approvisionnements en matières premières minérales, les opérations militaires françaises faisaient l’objet de violentes critiques dans les fora internationaux. Ses adversaires accusaient la France d’être le « gendarme de l’Occident » ou encore le « Cuba des États-Unis », en référence au débarquement des troupes de Fidel Castro en 1975 en Angola, téléguidé par l’ex-URSS. Exténuée par sa longue aventure vietnamienne, Washington ne faisait d’ailleurs guère mystère de sa satisfaction de voir la France s’occuper du maintien de la paix dans une Afrique devenue le nouveau théâtre des affrontements Est-Ouest.

Les critiques de la communauté internationale étaient parfois relayées à l’Assemblée nationale à Paris où on s’interrogeait sur les incohérences des grandes manœuvres françaises, notamment au Tchad. Ces manoeuvres visaient la Libye voisine prédatrice, tout en laissant les entreprises françaises faire affaire avec le régime honni de Kadhafi. Les parlementaires s’inquiétaient aussi de l’image dégradée de la France en Afrique australe où l’intensification de sa coopération militaire traditionnelle avec l’Afrique du Sud encore sous l’apartheid suscitait une véritable levée de boucliers parmi les pays du groupe dit de « ligne de front », en guerre alors contre Pretoria.

Certes, la coopération avec l’Afrique du Sud avait été inaugurée sous le général de Gaulle. Or, en prenant ses fonctions en 1974, Valéry Giscard d’Estaing n’avait-il pas proclamé vouloir prendre ses distances par rapport à l’héritage de ses prédécesseurs ? Les attentes suscitées expliquent sans doute qu’au moment de faire le bilan de Giscard l’Africain, l’image du président sortant célébrant bruyamment ses légionnaires sautant sur Kolwezi ou soucieux de vendre des centrales nucléaires à Pretoria pouvait paraître très éloignée de l’homme qui voulait rendre « l’Afrique aux Africains ». La France giscardienne s’était laissée enfermer, tout comme ses précédents avatars, dans la quête d’une politique d’influence et de domination héritée de l’histoire, sans réussir à établir une stratégie fondée sur la réciprocité des intérêts en présence. Les affaires douteuses, les séjours privés du président, ses relations interpersonnelles opaques avec ses homologues placées nécessairement sous le signe de la corruption suite aux révélations sur des cadeaux acceptés sans discernement, ont pesé sur la politique africaine de Giscard et au-delà sur sa présidence.

(1) Quatre présidents et l’Afrique : De Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand, par Claude Wauthier. Collection « L’Histoire immédiate », Éditions du Seuil, 1995.

(2) Antoine Glaser est l’auteur de nombreux ouvrages sur les relations franco-africaines. Son dernier ouvrage s’intitule : Nos chers espions en Afrique (Fayard, 2018)

(3) Le Pouvoir et la vie (Tome 1), par Valéry Giscard d’Estaing. Éditions Compagnie 12, 1988.

(4) Le syndrome Foccart : la politique française en Afrique, de 1959 à nos jours, par Jean-Pierre Bat. Éditions Gallimard, 2012.

 

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