Dans un rapport récent, le groupe d’experts de l’Onu pour la RDC affirme n’avoir trouvé aucune preuve d’un soutien direct de l’EI* aux ADF, milices opérant au Kivu. Une affirmation qui remet en question les allégations sur la menace islamiste dans l’est congolais. Analyse pour Sputnik de Patrick Mbeko, spécialiste de l’Afrique centrale.
Dans son dernier rapport sur la situation sociopolitique et sécuritaire en République démocratique du Congo (RDC), le groupe d’experts des Nations unies affirme n’avoir pas été en mesure d’établir que le groupe État islamique* (aussi appelé Daech*) soutenait directement les Forces démocratiques alliées (ADF), milices opérant dans l’est de la RDC. Selon les experts, rien ne permet non plus d’établir que l’État islamique* exerce un commandement et un contrôle sur les ADF en dépit du fait que ces dernières aient déclaré avoir fait allégeance à l’organisation terroriste.
Une conclusion qui non seulement remet en question le discours des autorités congolaises et américaines sur la présence de l’État islamique dans le Kivu, mais questionne également tout le discours sur la menace islamiste dans l’est de la RDC.
Entre déclarations opportunistes et réalité des faits
Présents dans la région depuis plus de deux décennies, les ADF sont à l’origine des rebelles musulmans ougandais. Soupçonnés d’entretenir des liens avec les rebelles Al-Chabab de Somalie, Al-Qaïda* et le terrorisme islamiste international, ils sont accusés d’avoir tué plus d’un millier de civils congolais depuis octobre 2014. On leur impute également la mort de 15 Casques bleus tanzaniens en 2017; et des témoins et experts les ont mis en cause dans plusieurs attaques meurtrières dans la ville de Beni, située au Nord-Kivu.
Si les ADF ont fait allégeance à l’État islamique* en 2017, il faudra attendre avril 2019 pour que l’organisation terroriste revendique sa première attaque en RDC. Celle-ci avait visé une caserne des FARDC (Forces armées congolaises) située dans le village de Bovata, près de Beni. Le caractère flou et ambigu du communiqué émis par le groupe djihadiste via l’agence de propagande Amaq avait soulevé des questions sur sa participation dans l’acte revendiqué. À l’époque, des responsables de l’armée congolaise contactés par l’auteur de ces lignes s’étaient montrés assez réservés sur la responsabilité de l’État islamique* dans cette attaque qui avait coûté la vie à deux militaires congolais et un civil. Même circonspection du côté des chefs des services de renseignement des pays de la région des Grands Lacs réunis à Kampala, en mai 2019.
En effet, tout en affirmant que le groupe terroriste aurait profité de l’insécurité persistante dans l’est de la RDC pour y installer une base, ils ont tout de même émis des doutes sur l’implication de celui-ci dans la plupart des attaques qu’il a revendiquées. Ce qui n’a pas pour autant empêché tant les ADF que l’État islamique* de revendiquer un nombre croissant d’attaques perpétrées dans le Nord-Kivu.
Il faut dire que l’État islamique a eu à s’attribuer la paternité d’attaques auxquelles il n’était nécessairement pas lié. Le groupe terroriste a par exemple revendiqué un attentat qui a fait 37 morts dans un casino de Manille, aux Philippines, en juin 2017. Mais il est apparu qu’il s’agissait d’une tentative de vol commise par un joueur endetté qui a mal tourné.
Les exemples de revendications erronées d’attaques ou d’attentats par l’État islamique* se sont multipliés ces dernières années. En s’attribuant ces méfaits, le groupe djihadiste semble vouloir compenser sur le terrain médiatique les déconvenues qu’il a essuyées au Moyen-Orient, notamment en Irak et en Syrie, en 2015 et 2016.
Le constat du groupe d’experts
C’est dans cette optique qu’il se serait assurément attribué la paternité des attaques et crimes commis dans l’est de la RDC depuis 2019. Avec l’allégeance assumée des ADF au groupe terroriste, les revendications de celui-ci ont acquis une certaine crédibilité aux yeux de certains experts et observateurs. Certains ont craint que l’on assiste à l’émergence d’un islam radical et violent en Afrique centrale, avec la RDC comme point d’ancrage.
Mais toujours est-il que la réalité de l’écosystème régional ne semble pas privilégier cette piste. Comment et pourquoi le Kivu, qui est relativement éloigné des zones d’activité islamistes et qui a une population musulmane très minoritaire, serait-il si propice à l’expansion d’un terrorisme de type djihadiste?
Pour pouvoir se mouvoir en toute quiétude dans la région, l’État islamique* devrait nécessairement bénéficier du soutien non négligeable de certains acteurs étatiques et non étatiques de cette sous-région. C’est cela la réalité de cette région martyre d’Afrique centrale où les parties prenantes articulent leurs stratégies en fonction de leurs intérêts; le passage obligé de tout groupe armé qui veut prospérer dans le coin sans beaucoup d’accrocs. Ce qui est loin d’être le cas du groupe État islamique*.
Selon ce dernier rapport du groupe d’experts des Nations unies sur la RDC (transmis le 10 juin au Conseil de sécurité), les déclarations de l’État islamique* et des ADF amplifient la propagande locale des ADF tout en donnant l’impression que le groupe djihadiste a une portée mondiale. Mais dans les faits, aucun élément objectif ne vient accréditer la thèse d’un commandement et d’un contrôle de l’État islamique* sur les opérations des ADF, ni d’un soutien direct du groupe terroriste — qu’il soit financier, humain ou matériel — à la milice ougandaise. En dépit de la propagande que les deux mouvements ont relayée sur leurs actions présumées dans l’est du Congo, les experts de l’Onu affirment avoir «observé des décalages entre les communications et la réalité sur le terrain».
Menace exagérée et stratégie géopolitique
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la menace islamiste en RDC, employée de manière inflationniste au point de semer une certaine confusion, ne reflète pas la réalité des faits. Et pourtant, les autorités congolaises n’ont eu de cesse d’affirmer que l’État islamique* et les ADF constituaient une menace réelle pour la sécurité de la sous-région. Idem du côté des États-Unis qui ont désigné, en mars 2021, les ADF comme « groupe terroriste » affilié à l’État islamique*. Jusqu’à présent, il est difficile de connaître les éléments d’appréciation sur lesquels Washington a basé sa décision. Dans son communiqué, le département d’État s’est limité à énumérer les crimes commis par ce qui est décrit comme la section congolaise de l’État islamique* (Daesh-RDC) et les sanctions prévues.
Tout porte à croire que les États-Unis se sont contentés des communiqués propagandistes de l’État islamique* et des ADF pour se positionner sur la question. Depuis, ils se sont engagés à aider les autorités congolaises à faire face à une menace qui semble, selon toute vraisemblance, exagérée, à défaut d’être inexistante. Ce qui interroge.
Au regard de l’intérêt jamais démenti des États-Unis dans la région, on pourrait aussi se demander si la menace islamiste n’a pas été exagérée pour des raisons qui échapperaient au commun des Congolais et des observateurs étrangers.
Pour le pouvoir de Félix Tshisekedi, il s’agirait de bénéficier du soutien des États-Unis dans la formation de certaines unités des FARDC et dans le renseignement. Tandis que pour les États-Unis, il s’agirait d’atteindre des objectifs géopolitiques et stratégiques dans une région convoitée par des puissances rivales ou concurrentes.
Washington a commencé à envisager de renforcer sa position militaire en Afrique centrale dès 2017, alors qu’aucun élément objectif ne permettait de confirmer la présence de l’État islamique* dans la région. La présence du groupe terroriste au Congo, même si elle reste hypothétique, offre à Washington le prétexte parfait pour se positionner davantage dans les Grands Lacs.
Ce qui n’est d’ailleurs pas une première en soi. L’on se souviendra de la campagne lancée en 2012 par l’ONG américaine «Invisible children» pour capturer le chef rebelle ougandais Joseph Kony, à la tête de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) depuis la fin des années 1980.
Officiellement, le but déclaré de la campagne, qui s’articulait autour d’une vidéo (Kony 2012) de 30 minutes, était de mobiliser l’opinion internationale sur les crimes commis par la LRA et de capturer son insaisissable chef recherché par la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Suite à la campagne, Barack Obama avait déployé une centaine des membres des forces spéciales américaines dans l’est de la Centrafrique pour, officiellement, traquer Joseph Kony. Il est plus tard apparu que la mission masquait en réalité des opérations de renseignement avec des objectifs géopolitiques et géostratégiques en Afrique centrale qui n’avaient d’humanitaires que le nom comme le suggère le documentaire «Croisade américaine en Afrique», diffusé sur ARTE en 2019 et qui révèle que «sous couvert de prêter main-forte à la justice internationale, [cette mission] a favorisé des objectifs cachés, à la croisée d’intérêts politiques, économiques et stratégiques».
Dans ce cœur de l’Afrique où s’entremêlent intérêts géostratégiques et géopolitiques, considérations économiques, ainsi que luttes d’influence à ne point finir, il ne serait pas surprenant que la menace djihadiste soit exagérée par certains acteurs pour des raisons qui sont faciles à deviner.
Source: Sputnik