L’Afrique est souvent présentée comme un bastion de régimes autoritaires et dictatoriaux. Pourtant, depuis au moins trente ans, sous l’effet des bouleversements mondiaux, les pays africains se sont massivement dotés de culture électorale et les élections ont largement remplacé les coups d’État comme moyens de changement de régime. Mais la persistance de pouvoirs autoritaires ou semi-autoritaires ainsi que le dernier coup de force au Mali montrent que ces évolutions restent fragiles.
Il y a 60 ans, dix-sept pays africains accédaient à l’indépendance, faisant de l’année 1960 la première étape vers une émancipation totale du continent, qui a été colonisé, esclavagisé, mis en coupe réglée par les grandes puissances européennes pendant de nombreux siècles. Le processus de libération s’est terminé avec la chute du régime d’apartheid en Afrique du Sud en 1991.
Si l’émancipation du continent africain a été en grande partie le résultat des négociations politiques entre colonisateurs et colonisés, elle était aussi l’aboutissement des prises de conscience et des combats majeurs menés par les Africains au nom de la souveraineté, la liberté et le développement. Ces objectifs furent inscrits dans les Constitutions des nouveaux États indépendants, tout comme l’a été le choix de la démocratie qui paraissait aux yeux des pères fondateurs comme le régime le plus approprié pour réaliser ces objectifs.
C’était sans compter avec les dynamiques de l’histoire, de la géopolitique et des idéologies dominantes, qui ont sérieusement compromis le processus de la démocratisation des pays africains au cours des décennies qui ont suivi les premières indépendances, suscitant parfois des doutes sur l’adéquation du modèle démocratique occidental à la manière de faire du politique sur le continent. On se souvient de la déclaration de Jacques Chirac en 1990 affirmant que « l’Afrique ne serait pas prête pour la démocratie ».
Les sociétés africaines sont-elles réellement incompatibles avec la démocratie et le multipartisme ? Au soixantième anniversaire du premier mouvement d’indépendances de l’Afrique, quel bilan peut-on établir de la démocratisation réelle du continent ? Où en est le processus en 2020 ?
La démocratie a la cote
Commençons par les bonnes nouvelles.
1 – Alors qu’au début des années 1990, l’Afrique se targuait d’avoir seulement trois démocraties sur les 53 pays que comptait alors le continent, aujourd’hui lorsqu’on croise les différents indicateurs de la maturité électorale et ceux de la maturité économique (Afrobaromètres, Freedom House, Mo Ibrahim, et Economist Intelligence Unit) on trouve pas moins d’une dizaine de pays qu’on pourrait qualifier de « démocraties matures » qui connaissent des alternances de partis au pouvoir, des élections libres et transparentes et un parlementarisme actif. Dans le rang de ces démocraties avancées, se situent notamment les îles du Cap-Vert, le Ghana, l’île Maurice, la Namibie, le Sénégal, la Tunisie, le Botswana, l’Afrique du Sud, le Bénin, Sao Tomé et Principe. À ceux-là s’ajoutent des pays en cours de démocratisation et dont font partie pêle-mêle la Gambie, l’Éthiopie, le Nigeria, l’Algérie, le Maroc, le Kenya, la Zambie et Madagascar.
2 – La pratique de la démocratie électorale est entrée dans les mœurs.
« Depuis les années 1990, tous les États du continent ont instauré un processus électoral pluraliste avec la mise en concurrence des candidats, à l’exception de l’Érythrée. On compte ainsi chaque année une vingtaine d’élections sur tout le continent. Le système électoral fait partie du paysage africain, de la vie politique locale », explique le chercheur et ancien diplomate Pierre Jacquemot, qui vient de publier un essai sur l’avènement de la démocratie électorale en Afrique (1). « Depuis 1990, six cents élections présidentielles et législatives se sont tenues dans les 53 pays africains. Seule l’Érythrée ne vote pas » rappelle le diplomate.
3 – Last but not least, on constate une véritable aspiration populaire pour la démocratie en Afrique aujourd’hui. Selon un sondage effectué dans 34 pays en 2019 par Afrobaromètre, l’institut de sondages et de recherche sur la gouvernance en Afrique, 68% des sondés déclarent vouloir vivre dans des sociétés ouvertes et libres. Certes, ce chiffre, qui s’élevait à 72% en 2012, est en baisse, mais révèle toujours une adhésion massive aux principes de la démocratie électorale.
Les racines de l’autoritarisme postcolonial
L’Afrique revient de loin. Au moment des indépendances, la démocratie en Afrique était une idée neuve, même si le personnel politique alors aux manettes, en Afrique francophone comme en Afrique anglophone, était familier des pratiques occidentales de la démocratie élective multipartite. Le Sénégalais Senghor, tout comme l’Ivoirien Houphouët-Boigny ou encore le Guinéen Sékou Touré, avaient été, on s’en souvient, députés au Parlement français. C’est fort de cette expérience formatrice que les pères fondateurs des pays africains qui accédèrent à l’indépendance dans les années 1950-1960, commençant par la Tunisie en 1956 et le Ghana en 1957, adoptèrent comme cadre de leur vie politique le modèle démocratique occidental, avec ses élections ouvertes à tous les habitants ainsi qu’à la concurrence des partis.
Mais, aussitôt après les indépendances, le pluralisme est abandonné. Face aux défis politiques et économiques de la période post-indépendances, la plupart des États africains instaurent des régimes autoritaires, dirigés par des dictateurs souvent violents dont les plus connus s’appellent Idi Amin Dada, Bokassa, Mengistu et Mobutu. La culture du chef, qui caractérise les sociétés africaines traditionnelles, est alors pointée du doigt par les observateurs pour expliquer pourquoi la culture démocratique a tardé à prendre racine dans le continent. Or, si on en croit les chercheurs en histoire et en anthropologie, dans l’Afrique précoloniale, contrairement à l’idée reçue, les chefs n’étaient pas tous tout-puissants, car leur pouvoir découlait des populations qui étaient traditionnellement associées à la gestion politique de la cité sans nécessairement recourir à l’élection.
« La plupart des sociétés africaines étaient effectivement des sociétés de délibération, mais cette délibération s’effectuait de façon exclusive, dans un contexte de forte hiérarchisation des statuts où seules certaines catégories sociales, notamment les hommes les plus âgés, avaient accès à la parole et à la décision », écrit l’anthropologue et historien de l’Afrique Jean-François Bayart. Ce modèle délibératif sera mis à mal par la colonisation et la décolonisation.
Pour Jean-François Bayart comme pour son homologue britannique Nic Cheeseman, auteur d’un essai sur la démocratie en Afrique (2) qui fait autorité, le modèle de l’autoritarisme africain ne serait pas endogène, mais colonial. Les deux s’accordent pour reconnaître que la chefferie traditionnelle est une invention du colonisateur et que l’État prédateur postcolonial conçu comme un outil d’exploitation des ressources plutôt que comme un outil d’autonomisation des citoyens serait « l’héritier direct du projet autoritaire de la “mise en valeur coloniale” et du style de commandement de l’administration européenne de l’époque », selon Jean-François Bayart. Nic Cheeseman confirme cette lecture et rappelle que les techniques coercitives telles que le travail obligatoire, la détention arbitraire et les châtiments corporels pratiqués par le colonisateur ont été largement maintenues sous les régimes autoritaires. Il va falloir attendre la fin de la guerre froide pour que le jeu démocratique soit relancé sur le continent africain.
Le tournant des années 1990
Au tournant des années 1990, avec la chute du bloc soviétique, une nouvelle dynamique est née dans le monde en faveur de la démocratie libérale. Cette dynamique s’est étendue également au continent africain où on voit de nombreux pays mettre en place des « Conférences nationales souveraines réclamant l’instauration de la démocratie. Ces mobilisations convoquées par des mouvements citoyens, réunissant les forces sociales, politiques et religieuses, font évoluer l’organisation de la vie politique, « en créant de nouvelles règles de jeu, en évinçant les dictateurs les plus violents et en élargissant le spectre des possibles », écrit Pierre Jacquemot.
En 1991, le Bénin et la Zambie font figure de pionniers dans ce mouvement général de déverrouillage démocratique. Au sortir d’une longue période de dictature, ces pays organisèrent leurs premières élections multipartites qui consacrèrent la victoire de l’opposition. L’ensemble de l’Afrique francophone sera, à terme, touchée par ces mobilisations populaires. Les populations descendent dans la rue et réclament une transformation fondamentale de la vie politique avec l’abrogation des systèmes constitutionnels en place jugés totalitaires et leur remplacement par des institutions réellement représentatives.
Certes, les résultats ne furent pas les mêmes d’un pays à l’autre. Dans la foulée de 1991, on n’assista pas non plus à la victoire idéologique définitive de la démocratie et du libéralisme. Mais des avancées significatives eurent lieu, parmi lesquelles la fin des partis uniques dont le nombre chuta de 29 en 1989 à 3 en 1994.
« Entre 1990 et 1999, écrit Pierre Jacquemot, on compte 192 élections présidentielles et législatives dans 45 pays. Dans certains d’entre eux, les oppositions naissantes conduisirent des campagnes en faveur de réformes et permirent l’entrée en scène de nouveaux dirigeants, grâce à des élections pluralistes. »
L’ampleur des répercussions provoquées par ces mobilisations populaires dans l’Afrique subsaharienne ne peut être sous-estimée. Pour nombre d’observateurs, cette déferlante politique serait à l’origine des soulèvements du Printemps arabe qui fera vaciller les régimes arabes à la fin des années 2000 et conduira à la chute de Ben Ali à Tunis et Moubarak au Caire.
État des lieux
Trente ans après le retour de la démocratie à la faveur des Conférences nationales souveraines, l’Afrique se retrouve à un nouveau palier de son évolution politique. « La démocratisation par l’élection », qui fut le principal acquis des mobilisations des forces pro-démocratiques au début des années 1990, montre ses limites, avec notamment l’instrumentalisation des scrutins par les gouvernements en place.
« Rares sont les scrutins africains qui respectent les règles formelles de la démocratie électorale, se lamente Pierre Jacquemot dans son essai. Les manipulations à chaque étape du cycle électoral prennent diverses formes, allant de l’intimidation des électeurs et des candidats à la manipulation de l’organe de gestion électorale en passant par des failles dans l’enrôlement et le trucage dans le décompte des résultats. » Par conséquent, il y a très peu d’alternance au pouvoir, avec les dirigeants en place reconduits indéfiniment. Rappelons qu’à la fin de 2019, quatorze chefs d’État africains étaient au pouvoir depuis plus de vingt ans. Le professeur britannique Nic Cheeseman abonde dans ce sens, qualifiant l’Afrique de « continent remarquablement divisé », avec « presque autant de démocraties défectueuses (15) que de régimes autocratiques (16) parmi les 54 États du continent ».
Dans ces conditions de recul général des libertés et de la démocratie, comment s’étonner que le désenchantement démocratique gagne les populations ? Cela se traduit par l’abstention grandissante, une « fatigue de vote » pour citer Pierre Jacquemot, qui s’élève à 50% en moyenne depuis le début des années 2000. Ce sont des maux que pointe également le dernier rapport sur la démocratie dans le monde publié en début d’année par le magazine britannique The Economist. L’indice de 4,26 qu’attribuent les spécialistes du magazine à l’état de la démocratie en Afrique subsaharienne est le plus bas depuis 2010.
Ce rapport édité par les chercheurs de The Economist Intelligence Unit (EIU) attire aussi l’attention sur les progrès réalisés au cours des dernières années dans le domaine de la démocratisation par des pays comme la Gambie, le Soudan et l’Éthiopie qui, hier encore, étaient plongés dans des dictatures les plus absolues. Cette logique du verre de la démocratie à moitié plein rejoint les prises de position du philanthrope anglo-soudanais Mo Ibrahim, engagé à travers sa fondation basée à Londres dans la publication régulière des bilans sans concession de la gouvernance en Afrique. Celui-ci déplorait encore récemment que les dictateurs du continent soient mieux connus que ses démocrates, citant l’exemple d’un ancien chef d’État africain qui a dû lui-même appeler un taxi après la passation de pouvoirs !
Source : rfi