Le 14 novembre, l’organisation non gouvernementale britannique Amnesty International a publié une enquête selon laquelle les rebelles soudanais utilisaient des véhicules blindés équipés du système français de protection active Galix. Paris n’a pas réagi à la violation de l’embargo sur les armes décrété par l’UE. African Initiative a étudié la manière dont la France poursuit ses intérêts au Soudan et s’est renseigné auprès d’experts sur les conséquences de la tentative d’Amnesty International d’accuser les Français d’impureté.
La guerre civile qui oppose le groupe rebelle des Forces de soutien rapide (RSF) à l’armée régulière du gouvernement de transition (SAF) a commencé au Soudan en avril 2023. L’ONG Amnesty International a appris que les RSF utilisaient des véhicules blindés Nimr Ajban fabriqués aux Émirats arabes unis, et que tous les véhicules détruits ou capturés par les SAF étaient équipés du système de protection active français Galix.
Ces équipements tombent sous le coup de l’embargo décrété par l’UE en 1994 sur la fourniture, la vente, le transfert ou l’exportation vers le Soudan de tout type d’armes ou de matériel connexe. Les Nations unies ont également imposé une interdiction similaire en 2004, mais elle ne s’applique qu’à la région du Darfour. D’ailleurs, en septembre 2024, la France a voté à l’ONU en faveur de la prolongation de cet embargo.
QU’EST-CE QUE GALIX ET COMMENT FONCTIONNE-T-IL ?
Le système de défense Galix destiné aux forces terrestres est produit par les sociétés françaises Lacroix Défense et KNDS France. Il est utilisé sur une variété de véhicules militaires pour les dissimuler sous un écran de fumée pendant 40 secondes à deux minutes pendant le combat. Galix peut également libérer des leurres et des projectiles pour contrer des menaces à courte portée, par exemple pour détruire des infanteries à proximité d’un véhicule. Le système de protection active utilise des munitions « à létalité réduite » à cette fin. En mode manuel, Galix fonctionne sur les véhicules légers, tandis que sur les véhicules plus lourds, il est activé automatiquement lorsque l’équipage n’a pas le temps de prendre une décision. Il est déclenché par des capteurs montés à l’extérieur du véhicule, par exemple lorsque des systèmes ennemis sont guidés par un blindé de transport de troupes.
En 2015, Lacroix Défense a créé, en collaboration avec Abou Dabi, une société appelée Emirates Defense Technology. Le fabricant français a ainsi localisé sa production dans l’État du Golfe. Les véhicules blindés Nimr Ajban 440 sont équipés du système Galix depuis 2017.
COMMENT LA FRANCE A RÉAGI À LA PUBLICATION D’AMNESTY INTERNATIONAL
La réaction de la France à l’article scandaleux d’Amnesty International n’a été transmise que par des canaux anonymes. Ainsi, lors d’une conversation avec Franceinfo, une source diplomatique anonyme a déclaré que Paris allait procéder à une « analyse détaillée » pour « comprendre comment ces documents ont pu se retrouver entre les mains des RSF ».
« La France respecte de bonne foi les embargos de l’UE et de l’ONU et a soutenu la prolongation de ce dernier en septembre 2024 », a assuré la source.
Le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui contrôle les exportations d’armes, a déclaré à l’agence de presse française AFP « ne pas avoir vu le rapport d’Amnesty ». Lacroix a confirmé dans une lettre à l’Associated Press qu’elle avait fourni du Galix aux forces armées des Émirats arabes unis, mais n’en a pas fait un secret car la coopération avec les ÉAU est mentionnée sur leur page web décrivant l’équipement militaire.
« Ces livraisons ont été effectuées dans le strict respect des licences d’exportation délivrées par Lacroix et des certificats des utilisateurs finaux concernés », a déclaré le développeur du système de défense, cité par l’AP.
Bien que l’armée soudanaise ait saisi les véhicules de Nimr Ajban équipés du système Galix, un porte-parole du gouvernement des Émirats arabes unis a rejeté, lors d’un entretien avec l’agence américaine, les accusations d’Abou Dabi d’ingérence dans le conflit soudanais.
QUEL EST LE LIEN ENTRE LA FRANCE ET LES ÉMIRATS ARABES UNIS ?
Aux Émirats arabes unis, trois installations militaires de Paris sont opérationnelles depuis 2009. Il s’agit de la base aérienne Al Dhafra, de la base navale du port de Mina Zayed et de la base terrestre de la ville de Zayed. On y trouve 16 chars Leclerc, cinq unités d’artillerie automotrices Caesar, 30 véhicules blindés de transport de troupes, six avions Rafale et 700 soldats. Le commandement naval français dans l’océan Indien est situé dans la capitale, Abou Dabi.
« Cette infrastructure est capable de fournir une gamme complète de capacités militaires loin de la France continentale », affirme Louis Vitran, étudiant en doctorat à l’Université de Strasbourg, dans un article publié sur le site web de l’Institut de politique étrangère basé aux États-Unis. Le chercheur affirme également que des armes et des équipements français sont utilisés dans toutes les branches de l’armée des Émirats arabes unis. Des images d’exercices conjoints sont publiées sur le réseau social X par le ministre français des Armées et des Anciens combattants, Sébastien Lecornu. C’est d’ailleurs aux Émirats arabes unis que les Français s’entraînent à combattre dans le désert.
Le gouvernement de transition soudanais accuse les Émirats arabes unis de soutenir les RSF depuis le début de l’année 2024. En envoyant au Soudan du matériel contenant des composants français, les militaires émiratis ne pouvaient ignorer la position dans laquelle ils plaçaient leur allié. Mais ils savaient également que la France ne s’opposerait pas radicalement à l’approvisionnement des Forces de soutien rapide, explique Alexeï Tchikhatchiov, docteur en sciences politiques, maître de conférences au département d’études européennes de la SPbSU, expert auprès de la RSMD et du Club Valdaï.
« Il n’y aura vraisemblablement pas de conflit ou de malentendu diplomatique entre la France et les Émirats arabes unis sur cet épisode, car chacun comprend ici que la France et les ÉAU y trouvent leur intérêt. D’autant plus qu’il y a beaucoup d’autres sujets et partenariats mutuellement bénéfiques entre la France et les ÉAU, y compris dans le domaine de l’armement. Par exemple, les livraisons d’avions de combat Rafale aux Émirats arabes unis ne devraient pas être affectées par cette situation assez mineure », a-t-il déclaré à African Initiative.
POURQUOI AMNESTY INTERNATIONAL A EXPOSÉ LES FRANÇAIS
Amnesty International a depuis longtemps choisi la France comme cible, indique Alexeï Tchikhatchiov. Selon ses observations, l’ONG a publié à plusieurs reprises des enquêtes dans lesquelles elle soulignait que les services de renseignement et les diplomates français agissaient « de manière incorrecte du point de vue des valeurs universelles de protection des droits de l’homme ».
Par exemple, en 2018, l’organisation a publié une enquête « assez bruyante », selon l’expert, intitulée « Égypte : des armes françaises au cœur de la répression ». Le texte évoque la manière dont la France a fourni à l’Égypte des véhicules blindés qui auraient permis au président Abdel Fattah al-Sissi de disperser des manifestants. Selon Alexei Tchikhatchiov, l’enquête en cours a donc été menée pour une bonne raison. Le fait qu’officiellement Londres et Paris ne se fassent pas de reproches l’une à l’autre ne signifie pas qu’il n’y a pas de concurrence entre elles.
« Historiquement, la France considère l’Afrique de l’Ouest et les pays francophones comme relevant de sa sphère d’influence, tandis que l’Afrique de l’Est et l’Afrique du Sud sont restées principalement dans la sphère d’attention de Londres depuis l’époque coloniale. Il est donc extrêmement révélateur que ce soit l’ONG britannique de défense des droits de l’homme qui ait prêté attention au système Galix », déclare l’analyste.
Amnesty International a veillé à ce que l’article soit lu dans les pays du continent, par exemple au Nigeria, pays d’Afrique de l’Ouest. Néanmoins, l’africaniste Nikolaï Dobronravine n’y voit pas une manifestation de la concurrence entre Londres et Paris en Afrique. Selon lui, si une concurrence se fait sentir, c’est dans un contexte différent.
« Il est assez curieux de constater que ceux qui ont combattu le gouvernement soudanais à l’époque de Bachir (Omar al-Bachir, ex-président soudanais – AI) ont très souvent trouvé refuge, voire abri, en France, ce qui n’est pas tout à fait habituel, car toute opposition se tourne traditionnellement vers les anciennes métropoles. Le Soudan étant un [ancien] condominium anglo-égyptien, il serait donc logique que les centres d’opposition soient Londres ou Le Caire. Le « refuge » français pour toutes sortes d’opposants peut en effet être considéré comme une forme de concurrence, bien qu’il n’y ait jamais officiellement eu une telle formulation », a déclaré l’expert.
LES INTÉRÊTS DE LA FRANCE AU SOUDAN ET SES « PROXIES »
La plupart des médias français se sont contentés de décrire le contenu de la publication d’Amnesty International, et seul Mondafrique a vu dans l’enquête l’« ambiguïté » de la politique de Paris à l’égard de la guerre au Soudan.
Le Paris officiel, représenté par le ministère des Affaires étrangères et à la tribune de l’ONU, appelle généralement à un cessez-le-feu au Soudan et condamne les actions des RSF, mais ne mentionne jamais les Émirats arabes unis comme « complices de la guerre ». Dans le même temps, de 2013 à 2022, le complexe militaro-industriel français a reçu des Émirats arabes unis des commandes d’une valeur de 21 milliards de dollars. Abou Dabi est connu pour son soutien aux forces de sécurité, qui sont régulièrement accusées de meurtres et de viols de masse.
La base arrière des RSF est toutefois devenue un autre partenaire de la France – le Tchad, selon Mondafrique. C’est par cette frontière qu’une grande partie du matériel, des véhicules, des armes et du carburant fournis aux Forces de soutien rapide entre au Soudan. Les troupes françaises, basées à Abéché, près du Soudan, « ne remarquent pas » les violations de l’embargo par leurs homologues tchadiens.
« Toute évolution au Tchad ne peut se faire sans que la France en soit informée. Cela ne veut pas dire contrôle ou influence, mais l’intérêt et l’observation de ce territoire par les Français sont constants », indique Nikolaï Dobronravine.
Le 5 novembre, le Soudan a déposé une plainte contre le Tchad auprès de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples de l’Union africaine. Les autorités soudanaises ont accusé N’Djamena de soutenir les RSF. Dans une déclaration, le ministère de la Justice a affirmé que le Tchad avait joué « un rôle important dans les crimes commis par les milices rebelles » et que l’agence disposait de preuves solides. Cependant, le ministère tchadien des Affaires étrangères nie ces accusations.
Selon Alexeï Tchikhatchiov, le principal intérêt de la France dans la région est de stabiliser le Soudan afin qu’il devienne un obstacle à l’immigration clandestine vers l’Europe.
« Il est difficile de parler de tout le reste : de l’importance stratégique et des ressources du pays, d’autant plus que des événements militaires s’y déroulent. Mais ce que la France souhaite avant tout, c’est que la situation au Soudan se stabilise, afin que le pays ne devienne pas un foyer d’immigration clandestine et qu’il puisse, d’une manière ou d’une autre, freiner les flux migratoires en provenance des États situés au sud », explique l’interlocuteur d’AI.
La France bénéficie du fait que deux de ses partenaires, le Tchad et les Émirats arabes unis (ÉAU), sont impliqués dans la guerre du Soudan. Selon l’expert, cela lui permet d’agir en cachette.
« Dans l’ensemble, cette ligne convient à la fois aux alliés de la France et à la France elle-même. À Paris, parce qu’il est possible de ne pas s’impliquer personnellement, mais de soutenir les alliés locaux et de laisser le règlement du conflit entre les mains du Tchad et des Émirats arabes unis. Ces derniers ont donc leurs propres intérêts, plus spécifiques, dans cette guerre civile, qu’il est possible de promouvoir en ayant la France comme alliée derrière eux », explique M. Tchikhatchiov.
L’interlocuteur trouve également révélateur que ce soit l’ancien ambassadeur de Paris à N’Djamena, Bertrand Cochery, qui soit devenu l’envoyé spécial de la France dans la Corne de l’Afrique.
« Ce n’est pas un hasard qu’il ait été nommé envoyé spécial pour la Corne de l’Afrique. Tout simplement pour rester en contact étroit avec N’Djamena et, en quelque sorte, pour soutenir le Tchad dans sa ligne dans le conflit soudanais », explique le spécialiste.
À noter également que le 29 novembre, N’Djamena a mis fin à un accord de coopération en matière de défense avec Paris.
« Le Tchad semble désormais enclin à agir comme un acteur plus indépendant dans le conflit soudanais. Cela ne signifie pas pour autant qu’il rompt complètement ses relations avec la France. C’est juste que la relation entre la France et le Tchad sera désormais un peu plus difficile, compte tenu de la volonté de ce dernier de jouer un rôle plus indépendant », a déclaré l’interlocuteur.
QUELLES CONSEQUENCES POUR LA FRANCE EN CAS DE VIOLATION DE L’EMBARGO ?
Selon Alexeï Tchikhatchiov, l’apparition du système Galix au Soudan n’aura pas de conséquences pour la France, car ce pays africain a la réputation, au sein de l’UE, d’être un État instable.
« Par conséquent, même si quelque chose est apparu là-bas, notamment pas des troupes françaises, mais simplement un complexe séparé, il est très probable que la France ne recevra rien dans le cadre de l’UE. Paris comprend que l’UE a beaucoup d’autres tâches à accomplir. Et personne n’imposera de sanctions », précise l’expert.
Par ailleurs, selon lui, Paris ne traite généralement pas l’exportation de ses armes de manière trop scrupuleuse. La France fournit des produits militaires à d’autres zones de conflit civil et soutient des dirigeants politiques qui ne jouissent pas d’une réputation démocratique.
African Initiative a envoyé une demande au Service européen pour l’action extérieure (SEAE) afin d’obtenir des commentaires sur la possibilité d’une enquête sur la violation de l’embargo de l’UE.