Chronique. Il n’y a pas si longtemps, Abiy Ahmed était aux yeux du monde ce quadragénaire plein d’audace, auréolé du prix Nobel de la paix, soucieux de promouvoir en Ethiopie une économie plus libérale et un système politique plus ouvert. Las. Six mois ont passé depuis le déclenchement de l’opération militaire, le 4 novembre 2020, dans la province septentrionale du Tigré. Six mois au cours desquels le premier ministre éthiopien s’est transformé en chef de guerre. Six mois qui questionnent les espoirs suscités par ce pays un temps présenté comme un possible modèle pour l’Afrique.
Risque de famine, massacres, désastre humanitaire, réfugiés… Le bilan du conflit, établi avec peine tant il se déroule loin des regards, convoque les images d’un passé qu’on pensait révolu. L’Ethiopie, terre des grandes famines des années 1980 et de pauvreté extrême, était passée à un autre registre. On regardait avec étonnement, un soupçon de prudence et beaucoup d’optimisme, les performances du deuxième pays le plus peuplé d’Afrique avec quelque 110 millions d’habitants. Un « tigre » dont l’économie a crû pendant plus d’une décennie à un rythme annuel de près de 10 %.
Une « petite Chine africaine »
L’intérêt qu’éveillait l’Ethiopie ne se résumait pas à ces taux de croissance mirobolants. De telles prouesses ont pu s’observer ailleurs sur le continent, à l’époque notamment du « super-cycle » des matières premières. Mais ce pays offrait autre chose. Un modèle de développement unique en Afrique, avec ses faiblesses sans doute, mais dont le volontarisme forçait l’admiration.
Le tournant remonte à trois décennies, quand le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), ce même parti que l’armée fédérale éthiopienne combat aujourd’hui, a renversé le régime marxiste du Derg. Depuis, le pays a mis en place une politique visionnaire et dirigiste pour s’insérer dans les chaînes de valeur mondiales. Telle une « petite Chine africaine », il a vanté sa main-d’œuvre abondante et bon marché pour capter les investissements étrangers. Se couvrant de parcs industriels, de routes et de voies ferrées, il est devenu l’ultime maillon, fragile et remarquable à la fois, de la mondialisation commerciale.
La mortalité infantile et la pauvreté ont chuté. Addis-Abeba, la capitale, s’est métamorphosée en un chantier à ciel ouvert. Un peu partout, des universités ont éclos. L’Ethiopie peut aussi se targuer de quelques joyaux inestimables – Ethiopian Airlines, la compagnie aérienne nationale, capable de rivaliser avec les plus grandes – et de projets pharaoniques dont le premier d’entre eux, le barrage de la Renaissance, est censé devenir la plus grosse centrale hydro-éléctrique d’Afrique.
Opacité et inflexibilité des autorités
Nommé en 2018, le réformateur Abiy Ahmed se faisait fort de pousser plus loin ces succès en lâchant du lest sur les secteurs stratégiques de l’économie. Cette ouverture visait à multiplier les fruits d’une croissance échappant toujours au plus grand nombre. Et, plus prosaïquement, à attirer encore davantage les investisseurs internationaux pour combler un besoin urgent en devises étrangères.
Mais, désormais, l’économie vacille. La guerre n’est pas seule en cause : des invasions de criquets pèlerins et la pandémie de Covid-19 l’avaient déjà ébranlée. Le gouvernement souligne d’ailleurs que le Tigré ne compte que pour une fraction du PIB éthiopien. Mais les récits d’atrocités – souvent invérifiables faute d’accès à la province –, l’opacité et l’inflexibilité des autorités risquent de refroidir pour un moment les ardeurs des partenaires de l’Ethiopie.
D’où peut-être la timidité manifestée par les investisseurs fin avril face à la vente de deux licences télécoms, même si les raisons en sont multiples. Seules deux offres ont été soumises – le sud-africain MTN et un consortium incluant le kényan Safaricom – dans cette opération un temps présentée comme le « deal du siècle » tant le marché des télécommunications éthiopien, jusqu’ici ultrafermé, aiguisait les convoitises. A l’évidence, l’Ethiopie peine aujourd’hui à justifier son statut de nouvel eldorado au sein d’une Corne de l’Afrique minée par les conflits.
Source: Le Monde