Depuis 2015, le groupe Société générale renforce sa présence en Afrique. À contre-courant des autres établissements français et européens, la troisième banque française a considérablement renforcé son réseau et décentralisé une grande partie de ses opérations. Un pari audacieux sur la croissance du continent et le développement de ses entreprises. Laurent Goutard, le responsable des régions Afrique, Méditerranée et Outre-Mer du groupe, répond à nos questions.
Laurent Goutard : Notre stratégie africaine est liée à l’histoire du groupe qui est présent en Afrique depuis longtemps. Plus de 100 ans dans un pays comme le Maroc, 80 ans en Côte d’Ivoire, et plus de 60 ans dans des pays comme le Sénégal et le Cameroun. Nous avons donc un ancrage historique sur le continent. L’Afrique constitue dans notre groupe un ensemble loin d’être négligeable puisqu’elle pèse à peu près 7% du PNB (produit net bancaire, autrement dit la valeur de l’activité d’une banque, ndlr) du groupe. Ce qui est supérieur à d’autres acteurs français. Clairement, l’Afrique est perçue comme un relais de croissance, et nous avons décidé d’y accélérer nos investissements, car nous pensons qu’à un horizon de quatre ou cinq ans, l’Afrique pourrait représenter plus de 10% des activités du groupe.
Vous vous renforcez en Afrique, là où d’autres banques internationales et françaises comme le Crédit agricole ou la BNP ont choisi de partir ou de réduire leur présence. Pour quelles raisons ?
C’est vrai qu’on observe que la quasi-totalité des banques françaises et internationales ont fait un pari différent. Sans doute n’avaient-elles pas notre taille critique. Je pense aussi que c’est un choix stratégique qui n’est pas simple à faire pour les établissements bancaires. En ce qui nous concerne, nous pensons que nous pouvons nous asseoir sur un périmètre important, mais aussi sur notre culture et notre histoire.
De plus, nous avons mis en place une organisation régionale renforcée, avec des hubs à Casablanca, Abidjan, et Douala. Et grâce à cette organisation nous pouvons concilier un modèle de développement où les risques crédits, les risques de marchés, les risques informatiques sont maîtrisés. C’est une voie assez originale par rapport à d’autres banques, mais nous considérons que le continent recèle un potentiel de croissance dès lors que l’on peut trouver le bon équilibre et le bon modèle.
Vous parliez des hubs développés en Afrique francophone. Est-ce que vous vous intéressez aussi à d’autres régions du continent ? L’Afrique de l’Est ou l’Afrique australe, par exemple ?
Il est vrai qu’historiquement, nous sommes beaucoup plus présents dans les pays d’Afrique du Nord, d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. Mais nous avons quand même commencé depuis quelques années à nous déployer en Afrique anglophone. Nous avons ainsi une banque au Ghana qui est en fort développement. Nous avons ouvert récemment une banque au Mozambique, pour accompagner des projets d’infrastructures. Et nous allons continuer à nous projeter dans l’Afrique anglophone en nous servant de notre compétence développée ailleurs.
Quand je parle de hubs, il faut avoir en tête qu’il s’agit à la fois de rassembler les expertises au plan marketing, au plan de l’innovation et dans le domaine de l’accompagnement des entreprises pour leurs opérations de financement et d’investissements. Mais en même temps ces hubs permettent de répondre aux problématiques de risques, d’audit ou encore de conformité. C’est un dispositif complet que nous avons encore renforcé il y a trois ans en basant en Afrique toutes nos équipes informatiques. Ainsi, nous avons créé « Société Générale African Business Solutions » et toutes nos équipes informatiques sont maintenant réparties entre Casablanca et Abidjan. Elles travaillent pour l’ensemble de nos opérations africaines.
Nous avons adopté cette méthode, car il est important pour nous de nous rapprocher de nos clients, et être plus ancré dans la réalité du continent. Mais nous anticipons que d’ici quatre ou cinq ans, les gros compétiteurs seront des banques panafricaines, des banques sud-africaines, ou des banques marocaines. Et nous devons fonctionner avec des modèles de coûts similaires à ceux de ces concurrents. C’est ce qui explique la logique de notre modèle de développement régional et la montée ne puissance de ces hubs d’expertise et de technologie.
Êtes-vous dans une logique d’acquisition et de rachat de concurrents ?
Nous l’avons fait avec le Mozambique où nous avons racheté une banque il y a quatre ans. Un établissement que nous sommes en train de développer. Nous sommes clairement dans une phase de réflexion et de prospective. Notre ambition, qui est d’être une banque internationale leader sur le continent, nous amène à regarder de près des marchés où ne nous sommes pas encore implantés aujourd’hui, notamment les marchés d’Afrique de l’Est. Grâce à ce dispositif régional, nous pouvons aujourd’hui avoir des ambitions plus larges dans le futur.
Vous êtes à la fois banque d’affaires et banque de détail, est-ce que ce modèle va évoluer ?
Il faut avoir en tête que deux tiers de notre activité en Afrique provient aujourd’hui du marché des entreprises. Sur les 17 pays dans lesquels nous sommes présents, au travers de nos 19 filiales, nous opérons sur la totalité du spectre des entreprises. C’est-à-dire, des multinationales aux grandes entreprises panafricaines en passant par les PME qui sont un axe de développement important.
Partout en Afrique, notre modèle est celui-là. Il s’appuie sur nos hubs mais aussi sur la profondeur internationale de la Société générale qui est présente sur plusieurs continents, et notamment en Asie et en Chine, ainsi que sur nos équipes en matière de banque d’investissement à Paris et à Londres. Sur le marché des particuliers, la logique est différente. Dans les pays où nous avons de grands réseaux comme le Maroc, la Côte d’Ivoire, le Cameroun, le Sénégal, nous travaillons sur un spectre large : clientèle haut de gamme, marché des fonctionnaires, jeunes, classe moyenne émergente.
Dans ces pays nous continuons à ouvrir des agences pour accompagner la bancarisation de l’économie. Nous avons ensuite des filiales plus petites dans des pays comme le Mozambique, le Bénin, le Tchad, le Congo dans lesquels la stratégie est un peu différente sur le marché des particuliers où nous nous concentrons davantage sur la clientèle haut de gamme et le marché des fonctionnaires. Là-bas, nous sommes beaucoup moins présents sur la clientèle grand-public.
Vous évoquiez la concurrence africaine. Est-ce qu’aujourd’hui ces banques africaines ont atteint un seuil et une taille critique qui en font des acteurs incontournables ?
Le paysage bancaire africain s’est profondément transformé ces cinq dernières années et va continuer à le faire dans les années à venir. À la fois parce qu’un certain nombre d’acteurs internationaux sont sortis d’Afrique ou ont réduit leur empreinte, et aussi parce que des groupes marocains, ouest-africains ou sud-africains sont sortis de leurs frontières naturelles pour devenir des acteurs panafricains. Et l’on voit bien dans cette nouvelle carte qui se constitue qu’il ne restera à moyen terme que quelques rares banques internationales, et puis des banques panafricaines qui ont beaucoup investi qui ont la connaissance de leur marché et qui souvent accompagnent de grands clients régionaux.
Pour nous, ces banques deviennent des concurrents de plus en plus compétitifs. Je pense qu’elles ont parfois l’avantage de connaître depuis plus longtemps certaines zones géographiques où nous sommes moins implantés. En revanche, nous avons un atout important, notamment sur le segment des entreprises, avec notre capacité à être à la fois acteur local et acteur international en lien avec les économies européennes ou avec la Chine, par exemple.
Le développement des banques africaines s’appuie notamment sur l’innovation, et en la matière ce sont les fintechs qui inventent les solutions d’avenir. Est-ce que c’est un univers que vous regardez de près en Afrique ?
D’une façon globale, le groupe Société générale est très ouvert à l’écosystème des fintechs et nous sommes favorables à ces modèles de codéveloppement. En Afrique, c’est la même chose. Le continent est un terrain important pour l’innovation au sens large, qu’il s’agisse des paiements, de la data, du marketing, nous devons travailler avec les fintechs. Pour cela nous avons trois axes. Tout d’abord nous misons sur la capacité d’innovation du groupe. L’idée n’étant pas de transposer des modèles européens en Afrique mais plutôt d’échanger les bonnes pratiques dans les deux sens.
Deuxième axe, notre dispositif africain. Nous avons des laboratoires d’innovations à Dakar, Tunis ou Casablanca, où nous développons des startups internes et hébergeons des startups externes. C’est important, car cela nous permet de nous immerger dans des univers très dynamiques. Ce qui me frappe en Afrique, c’est à la fois que l’innovation est la clé du développement et qu’elle y est bien souvent plus pragmatique que ce que l’on voit en Europe. Il faut s’en inspirer dans les deux sens : voir ce que l’on peut accélérer en Afrique au travers de notre expérience européenne et voir ce que l’on peut apprendre de l’Afrique pour donner plus d’agilité à notre modèle. Pour cela, ces laboratoires d’innovations sont très importants.
Troisième chose, nous étudions la possibilité de prendre des participations dans des fintechs qui nous intéressent.
Quand vous voyez les opérateurs téléphoniques, les telcos, développer des offres de microcrédit pour leur clientèle, est-ce que vous voyez une concurrence potentielle ou un simple effet de mode passager ?
Ces groupes, comme Orange ou MTN, sont à la fois des concurrents importants et en même temps nous ne sommes pas tout à fait sur le même terrain. Ils ont une base de clients qui, pour le « mobile money », est très importante, bien plus que la nôtre par exemple, mais ce n’est pas le même modèle. Les telcos tournent beaucoup sur des clients utilisateurs à la fois de la data et des usages de paiement. Et les deux sont liés.
Notre solution de « mobile money » en Afrique – qui s’appelle YUP – est basée sur un modèle de développement un peu différent. Nous cherchons à développer les usages et à les connecter avec les activités bancaires plus traditionnelles. Ainsi, les clients YUP sont parfois clients de nos réseaux bancaires et dans ce cadre-là, l’idée est de faire en sorte que l’on puisse se servir de YUP comme un moyen de basculer les opérations de retrait et de paiement sur le portefeuille mobile, et ensuite de faire monter les réseaux d’agence sur les questions d’épargne, de crédits, ou d’assurance.
Le deuxième modèle qui nous différencie de nos concurrents telcos, c’est que nous sommes très axés sur les « clients corporate » (entreprises, ndlr). On développe avec les grandes entreprises, mais aussi de grandes ONG, tous les systèmes de « payroll », c’est-à-dire de paiement des salaires et de paiements de fournisseurs. Nous ne sommes donc pas tout à fait sur les mêmes cibles de clients, et nous n’avons pas tout à fait le même modèle.
Maintenant, nous regardons attentivement ces nouveaux acteurs que sont les telcos. Nous savons qu’ils sont puissants qu’ils ont cette capacité à faire jouer les synergies entre business téléphonique et business bancaire. Ceci dit, si l’on regarde le segment du micro ou du nano crédit, on voit bien que c’est sans doute la fonctionnalité la plus difficile à faire monter en puissance. Car il y a des questions de score (évaluation de la capacité des emprunteurs à rembourser, ndlr), ou de data à résoudre pour avoir un bon équilibre en termes de risques. Et je pense que cela pendra plus de temps sur cette partie crédit que sur la partie paiement classique.
Le marché du microcrédit n’est donc pas pour vous une priorité ?
Nous travaillons depuis des années avec des institutions de microfinance, et nous avons même des participations dans plusieurs d’entre elles, que ce soit à Madagascar, en Tunisie, au Sénégal et en Côte d’Ivoire. Mais ma vision, c’est que le microcrédit est une activité qui peut se révéler extrêmement dangereuse et faiblement rentable, si on ne sait pas bien la faire. Il faut vraiment travailler avec des professionnels, et nous préférons poursuivre cette logique de partenariat avec des institutions spécialisées. Nous n’avons pas vocation à développer en interne aujourd’hui une offre de microcrédit.
À ma connaissance, les telcos n’ont pas non plus trouvé le bon équilibre sur le sujet du nanocrédit. On parle de crédit de petits montants de l’ordre de quinze ou vingt euros, et l’on voit bien que le recouvrement ne peut pas bien fonctionner. La seule façon de le faire à grande échelle, c’est, d’une part, d’avoir une très grande surface de clients potentiels, et d’autre part, d’utiliser la data et les modèles d’intelligence artificielle pour bien sélectionner les clients en amont. Mais tous cela suppose d’énormes investissements préalables qui rendent le modèle assez aléatoire. Nous préférons donc travailler avec des institutions de microfinance que nous accompagnons, car c’est en mêlant nos savoir-faire et nos expertises que nous pourrons progresser en ce domaine.
Source: Rfi