Selon la coutume, une veuve ne peut pas hériter des terres ni des biens de son époux, et l’indemnité versée par le gouvernement est souvent accaparée par la belle-famille.
Dans une cour en terre battue, un vieil homme se prosterne sur son tapis de prière. De l’autre côté du mur mitoyen, une femme s’incline devant le portrait d’un jeune homme, accroché dans son modeste salon. Le beau-père et la veuve sont séparés par quelques blocs de parpaings bruts. Irréconciliables et pourtant unis par le même fantôme.
Boga (le prénom a été changé) est décédé le 19 août 2019. Il avait 37 ans lorsqu’il a été tué dans l’attaque du détachement militaire de Koutougou, dans le nord du Burkina Faso, revendiquée par l’organisation Etat islamique au Grand Sahara. Ce jour-là, 24 soldats sont morts dans l’assaut, l’un des plus meurtriers enregistrés contre l’armée burkinabée. En première ligne face aux groupes djihadistes, les forces de défense, souvent mal formées et sous-équipées, paient un lourd tribut. Depuis 2015, les violences ont fait plusieurs milliers de victimes dans ce pays pauvre du Sahel, dont 292 militaires tués, et 1 million de déplacés.
Après la mort de Boga, Aïcha (le prénom a été changé), sa veuve, s’est retrouvée seule avec leurs trois enfants et sans économies à Pissy, un quartier périphérique de Ouagadougou. Agée de 37 ans, elle survit grâce à la vente de bouteilles de savon liquide, à 300 francs CFA l’unité (0,46 euro). A peine de quoi payer « la popote et les médicaments ». Le décès de son mari a fait d’elle une quasi-mendiante, obligée de quêter des vivres à sa belle-famille, qui touche les dons de l’action sociale.
Au Burkina Faso, l’armée prévoit en effet le versement d’une « pension de réversion » et d’un « capital décès », équivalant à un an de salaire brut, aux proches de militaires tués. En 2018, le gouvernement a également adopté un décret instituant une « indemnité spéciale » de 10 millions de francs CFA, à répartir entre l’épouse « légale », les enfants et les parents du défunt. Mais dans la pratique, cette somme divise les familles, généralement au détriment des veuves. Démunies et isolées, elles doivent mener un deuxième combat pour faire valoir leurs droits.
Un casse-tête pour les familles
Si de nombreuses femmes se retrouvent lésées, comme Aïcha, c’est souvent parce qu’elles ne se sont pas mariées à l’état civil, mais de façon traditionnelle ou religieuse. Dans ce cas, les ayants droit doivent désigner un tuteur légal, généralement le père du défunt, qui perçoit l’argent. Selon la coutume, la veuve ne peut pas hériter des terres ni des biens de son époux. La pratique du « lévirat » l’oblige même à épouser le frère cadet de son mari. « Si elle refuse ou s’oppose à la belle-famille, on peut la chasser et garder ses enfants, elle n’a droit à rien », explique Bibata Zida, la présidente de la coordination des associations des épouses de militaires.
Dans le studio d’Aïcha, une petite pièce sombre séparée par un simple rideau de la cour commune, seuls les cris des enfants parviennent à rompre le silence. Le dernier, âgé de 2 ans, a les yeux de son père. Il demande encore « où est papa ? ». « La belle-famille veut me les prendre et récupérer le logement, ils me disent de partir et de me remarier », confie sa mère, la voix tremblante. Elle a pourtant décidé de se battre pour obtenir l’allocation de l’armée. « En tant que chef de ménage, c’est à moi de gérer l’argent », rétorque son beau-père, un adjudant-chef major à la retraite.
Leur dossier est au point mort depuis plus d’un an. « Il faut forcément qu’il y ait conciliation, on ne peut pas s’immiscer dans la vie des ménages », répond l’intendance militaire, qui traite les demandes. Difficile de savoir combien d’épouses ont effectivement bénéficié de l’indemnité sur les 245 foyers dédommagés, depuis 2015, selon la structure, pour un coût total de 2,4 milliards de francs CFA. Les démarches demeurent un casse-tête pour les familles, souvent dispersées ou résidant dans des zones reculées.
« Beaucoup de femmes sont illettrées et ne connaissent pas leurs droits », regrette un juriste qui a constitué le dossier de la veuve de son neveu, un soldat tué en août 2018. Les piles de classeurs prennent la poussière sur son bureau à Ouagadougou. Il lui aura fallu un an de « combat avec l’administration » pour obtenir le versement de l’indemnité spéciale, mais il n’a jamais obtenu la reconnaissance du statut de « pupille de la nation » pour sa filleule de 13 ans.
Adoptée en 2015, cette loi, qui accorde un « soutien matériel, financier et moral de l’Etat » aux orphelins des militaires tués en opération, n’a toujours pas fait l’objet de décret d’application. « Au tribunal de grande instance, on me dit qu’on ne peut pas donner suite à ma demande et qu’elle s’est perdue », rapporte le juriste, qui fustige un « décalage entre les promesses politiques et la prise en charge administrative ».
Le sujet est politiquement sensible. Contactés, ni le ministère de la défense nationale ni la commission de la défense et de la sécurité de l’Assemblée nationale n’ont souhaité répondre à nos questions. Du côté de l’intendance militaire, on dit être « conscient des difficultés » et vouloir mettre en place une « délégation de solde » au conjoint pendant « cinq ans ». Sauf que ce texte est bloqué à cause du statut général des forces armées, qui doit, pour cela, être modifié.
Le principe de réparation morale est pourtant essentiel pour aider les familles à faire leur deuil. Dans le quartier de Nonsin, les larmes d’Aguiratou (le prénom a été changé) coulent toujours. De colère et d’amertume. Plus d’un an après la perte de son époux, tué dans le nord, cette commerçante de 28 ans attend toujours d’être indemnisée pour une mort qui, selon elle, aurait pu être évitée. « Son équipe a été attaquée, ils ont demandé du renfort qui n’est jamais arrivé, explique son beau-frère, assis à ses côtés. Lui a préféré fuir à moto, c’est là qu’il a été tué », en tombant sur un engin explosif. « Il n’a même pas reçu les honneurs militaires », regrette Aguiratou.
Aïcha, elle, s’est promis de ne pas se remarier après le décès de Boga. « C’était mon premier amour, on s’est rencontré à 18 ans », murmure-t-elle en sortant une boîte de souvenirs dans laquelle elle aime se plonger pour « revivre les bons moments ». De son mari, enterré à Dori, à 250 km de là, il ne lui reste plus qu’un sac à dos, un treillis et quelques photos jaunies. Dépression, insomnie, perte d’appétit… Aïcha a dû porter seule son fardeau de souffrances. Il n’existe pas de cellule de prise en charge psychologique des familles au sein de l’armée.
« Elles sont considérées comme maudites »
Pour lutter contre l’isolement des veuves, Bibata Zida organise chaque mois des ateliers de fabrication de pâte d’arachide. Dans sa cour rouge latérite, le « tap tap » des pilons et les éclats de rires résonnent. Une fois revendus dans les casernes, les pots rapportent à chacune 10 000 francs CFA. Un complément de revenu « pour anticiper, au cas où », mais surtout « un prétexte pour se retrouver », précise Mme Zida.
Ici, « on rit, on pleure, on se serre les coudes ». Les anciennes sont chargées de réconforter les plus jeunes en cas de « mort rouge » (le décès d’un mari). Certaines viennent s’échanger des nouvelles du « front », d’autres passent pour « se changer les idées » et fuir « l’angoisse et la solitude » de leur quotidien. Au Burkina Faso, perdre son mari est vécu comme une condamnation. Les veuves souffrent de stigmatisation et peinent à refaire leur vie. « C’est une honte, elles sont considérées comme maudites », explique Mme Zida.
C’est l’association qui a « sauvé » Adissa Nissao Traoré. Quand elle a appris que le véhicule de son mari avait sauté sur une mine, le 4 octobre 2018, dans l’est, elle a pensé au suicide. « Je ne me voyais pas vivre sans lui », confesse la veuve de 35 ans, qui a dû se battre contre sa belle-famille pour garder ses deux enfants. Grâce aux conseils de Mme Zida, elle a fini par toucher son indemnité et a acheté une parcelle pour les « mettre à l’abri ».
Même si chaque jour reste une épreuve pour cette vendeuse ambulante de chaussures, qui gagne 20 000 francs CFA par mois et sait sa vie « sacrifiée », elle a choisi de la consacrer à ses enfants, économisant chaque centime pour leur scolarité. Le plus grand, âgé de 10 ans, rêve de devenir militaire, « comme son papa ». « Si nos maris sont des héros, nous sommes des combattantes », résume Mme Zida en souriant.
Source: Le Monde