Les territoires insoupçonnés du jihadisme africain

© CHEIKH A.T SY/AP/SIPA Exercice de commando de parachutistes du Burkina Faso, sous la supervision des forces spéciales néerlandaises, lors de l'exercice annuel de lutte contre le terrorisme mené par l'armée américaine à Thiès, au Sénégal, le 18 février 2020.

En Afrique de l’Ouest comme au Mozambique ou dans la région des Grands lacs, on assiste aujourd’hui à une progression des groupes jihadistes qui se nourrit des erreurs d’analyses commises depuis plusieurs années. Rien de permet de croire à une victoire rapide.

La progression de l’hydre jihadiste sur le continent ne fait aujourd’hui plus débat. Mais il est intéressant malgré tout de réfléchir à certains points dont l’importance a été sous-estimée et, peut-être aussi, à certaines erreurs qui ont été commises au fil des années.

Commençons par l’Afrique de l’Ouest. Les pays de la sous-région savent qu’ils ne sont pas à l’abri et que, progressant vers le sud, le péril a déjà franchi leurs frontières. Aucun n’a oublié l’attentat qui a ensanglanté Grand-Bassam (Côte d’Ivoire) en mars 2016, ou l’attaque qui a visé des touristes étrangers dans le parc de la Pendjari (Bénin), en mai 2019. Leurs services de renseignements ont redoublé de vigilance mais aucun ne s’illusionne au point de croire que cela suffira à pallier la porosité des frontières.

Ils savent que la menace d’une radicalisation locale reste pour l’heure limitée. Mais ils n’ignorent pas que les recrutements ponctuels se multiplient. On sait, par exemple, que de nombreux jeunes Ghanéens ont rejoint Daech dès 2015 et que la situation ne s’est pas améliorée depuis. Au Burkina Faso, plusieurs cellules terroristes ont été démantelées, et, au Togo, les arrestations d’individus armés sont désormais monnaie courante.

Déjà trop tard ?

Ces pays ont-ils sous-estimé la dangerosité des liens entre le crime organisé et les organisations terroristes ? Même si les deux phénomènes sont complexes, même s’ils évoluent chacun de leur côté dans l’espace et dans le temps, l’on observe déjà des points de convergence et parfois même de coopération. Les connexions entre réseaux terroristes et cartels sud-américains, depuis les couloirs sahéliens, font ainsi planer le risque d’une aggravation de l’insécurité.

Sollicités par les pays côtiers, les États-Unis aussi bien que l’Union européenne ont commencé un travail de prévention. Mais n’est-il pas déjà trop tard ? D’autant que – et c’est un facteur aggravant – les conflits armés qui ont déchiré la Sierra Leone ou le Liberia ont permis à des acteurs transnationaux très mobiles de mettre en circulation d’importants arsenaux de guerre.

Intéressons-nous maintenant au Mozambique. De la même manière que, dans les années 1980, l’on a commis l’erreur de dissocier les espaces subsahariens et nord-sahariens, on a semblé négliger le fait que l’Afrique de l’Est et l’Afrique du Sud sont, depuis le Moyen-Âge, les terres de prédilection des conquêtes et des incursions musulmanes. On s’étonne aujourd’hui de voir la province de Cabo Delgado devenir le théâtre d’une insurrection qui n’en est qu’à ses débuts. Mais c’est oublier qu’à l’époque de Vasco de Gama, c’est un certain Mussa Bin Bique qui a donné son nom au sultanat musulman de l’île de Mozambique, puis au pays tout entier, bien avant l’établissement tardif des Portugais… en 1544.

Points de vue divergents

Nul ne sait mieux que les théoriciens de Daech jouer des symboles ou des narrations de conquête. L’organe de propagande de l’État islamique (EI), Al-Naba, fait état, dans ses récentes parutions consacrées à l’Afrique, de l’insurrection au Cabo Delgado, qu’il présente comme le nouveau refuge des groupes terroristes vaincus ou affaiblis au Levant.

Ni le Mozambique ni la communauté internationale n’avaient prévu une telle insurrection avec une charge religieuse catalysant revendications et frustrations de divers ordres. Surpris par l’ampleur du phénomène, les analystes tentent d’en identifier l’origine, mais les points de vue divergent. Certains désignent les Shebab, tandis que d’autres signalent un afflux de ressortissants des pays d’Afrique de l’Ouest. La situation est d’autant plus complexe que le Cabo Delgado attire même des éléments d’anciennes rébellions, dont certaines ont sévi au Burundi ou dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC).

L’EI cherchant à s’ancrer plus solidement dans la région et à nouer des alliances au sein des populations, ses théoriciens vont continuer à surfer sur la rhétorique de communautés musulmanes « opprimées » dans des pays de forte « culture chrétienne » – ce qu’est précisément le Mozambique.

Vers une africanisation du jihad

Dans la région, certains pays ont connu, bien avant le Mozambique, des attentats et des incursions périodiques des Shebab – c’est le cas par exemple de la Tanzanie. Mais ils ont beau sembler préoccupés par la dégradation de la situation sécuritaire, ils ne veulent pas être le théâtre d’une intervention régionale ou internationale.

Déjà en proie à d’interminables conflits, la région des Grands Lacs n’est pas en reste. Les Forces démocratiques alliées (ADF, en anglais), un groupe armé originaire de l’Ouganda établi dans la province du Nord-Kivu depuis le milieu des années 1990, a prêté allégeance à l’EI. Des attaques ont été menées à la frontière congolo-ougandaise, et l’EI, qui compte bien s’étaler du Mali à la Somalie, a annoncé la naissance de l’une de ses branches africaines, baptisée « Province d’Afrique centrale ».

L’arrestation, en 2018, des Kényans Walid Zein et Halima Adan, qui ont établi à partir de la région un réseau complexe de facilitation financière pour le compte de l’EI couvrant l’Europe, le Moyen-Orient, les Amériques et l’Afrique de l’Est, montre elle aussi que cette région est en train de devenir une plateforme incontournable du terrorisme international.

Cette dynamique sans commune mesure inaugure une nouvelle ère : la transformation progressive des zones de conflit d’Afrique centrale, riches en minerais et politiquement instables, en eldorados du financement du terrorisme mondial. Une africanisation du jihad, à l’heure d’une mondialisation des vulnérabilités dans un contexte post-Covid-19, avec son lot de populisme et de surenchères identitaires, qui n’augurent en rien d’un retour à la stabilité, encore moins d’une hypothétique victoire contre le terrorisme international.

  Source: Jeune Afrique