Tunisie : entre les citoyens et la police, la défiance persiste

© Hassene Dridi/AP/SIPA Des policiers dans le centre-ville de Tunis en novembre 2015.

Dix ans après le Printemps arabe, la réforme des forces de l’ordre peine à se mettre en place. Ce qui alimente une méfiance croissante de la population envers les institutions étatiques.

« Il arrive que les policiers me contrôlent sans raison et m’insultent, c’est de la provocation », s’insurge Ghailen, 23 ans, habitant de Bab Jdid, dans la médina de Tunis. « Un quartier de pauvres », comme il le décrit, où nombre d’habitants désœuvrés s’improvisent faute de mieux « nassabas », vendeurs à la sauvette. Ce commerce illégal engendre des descentes de police régulières, au même titre que la circulation de drogue ou les soupçons de vols, témoigne encore ce jeune chômeur.

Sur les murs des ruelles de la vieille ville, les graffitis ACAB (All cops are bastards / tous les flics sont des bâtards) racontent le fossé qui sépare toujours jeunes et agents, dix ans après la révolution tunisienne. Ce soulèvement populaire s’était enraciné autour de la figure de Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant qu’une policière aurait giflé, ce qui l’aurait poussé à s’immoler par le feu le 17 décembre 2010. Un geste de désespoir devenu symbole de protestation contre les abus d’un régime autoritaire.

Violences et arrestations abusives

Pourtant, le corps sécuritaire continue d’être pointé pour sa corruption, sa hogra (mépris), des arrestations abusives, des refus de délivrer des papiers, par chantage ou clientélisme, ses violences… Aujourd’hui, Ghailen concède avoir souvent « les nerfs » et le crochet facile. Ce qui aurait, selon lui, à son arrestation à la suite de bagarres, mais aussi parfois « pour rien, avec de fausses accusations ». Il aurait alors été systématiquement frappé durant la dizaine de nuits cumulées passées au commissariat, sans accès à un avocat. Leur présence en garde à vue est pourtant exigée par la loi depuis la réforme du Code de procédure pénale de juin 2016.

Les réformes du secteur ont beau être débattues à l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), les exactions policières creusent encore la défiance de citoyens. Le dernier rapport 2019 du programme SANAD d’assistance aux victimes de tortures, mauvais traitements et violences institutionnelles de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) soulignait même « une méfiance croissante envers les institutions étatiques de la part de citoyen(ne)s qui ont subi des violences institutionnelles et de la torture ».

La majorité de ses bénéficiaires sont issus de milieux pauvres ou de groupes minoritaires comme les LGBTI+ ou les migrants, et les jeunes représenteraient une part importante de ces victimes. « Dans les petites villes, la peur de la police est plus prégnante, certains hésitent même à porter plainte, tandis que dans les quartiers des grandes villes la relation est plus spéciale et tourne davantage au bras de fer », nuance Najla Talbi, directrice de SANAD.

« Dans certaines configurations sociales comme les banlieues populaires, la police a tendance à reléguer les populations au rang de marginalisées et à incarner un ordre qui fait perdurer des situations d’inégalités », complète Audrey Pluta, doctorante à l’IEP d’Aix-en-Provence, dont la thèse porte sur l’évolution des politiques de sécurité depuis 2011.

Ces dernières années, les exactions policières ont continué à faire des victimes. Certaines sont devenues emblématiques comme Ayoub Ben Fradj, 30 ans, décédé après son arrestation, et Aymen Othmani,19 ans, roué de coups après avoir été blessé par balles, en 2018. Un an plus tard, un jeune du même âge, Omar Laabidi se noyait après avoir été poussé dans l’eau par un agent lancé à sa poursuite à la sortie du stade de Radès .

« Ça peut encore arriver à n’importe qui, celui qui a tué mon fils continue à percevoir son salaire comme si de rien n’était, tout ça parce que nous sommes pauvres et donc déconsidérés », regrettait ainsi sa mère, Wassila, lors d’un débat organisé par le collectif El Miad à Tunis.

Or, comptabiliser les violences et abus des forces de l’ordre reste un travail titanesque. Huit ONG ont lancé à cette fin en novembre dernier la plateforme « violations.marsad.tn », permettant aux citoyens de dénoncer et documenter de tels actes. Parmi elles, El Bawsala, dont le président Selim Kharrat ambitionne « d’offrir à terme une vision globale de violences subies au quotidien, et de rééquilibrer de façon indépendante les discours des syndicats des forces de sécurité qui se présentent souvent avant tout comme des victimes ».

Justice à deux vitesses

L’étude par les députés d’un très sensible projet de loi de protection des forces de sécurité a été reportée face aux protestations de la société civile en octobre. Mais des manifestations ont été réprimées et certains policiers n’ont pas hésité à publier sur les réseaux sociaux des photos, moqueries, voire menaces à l’encontre des détracteurs du texte. Les organisations de défense des droits de l’Homme le jugent liberticide et réclament avant tout une réforme du Code pénal et du Code de procédure pénale.

Alors que la liste des « blessés et martyrs de la révolution » n’a toujours pas été officialisée, ces derniers qualifient régulièrement le traitement de leurs dossiers par la justice militaire de « mascarade ». Depuis, la question de l’impunité reste d’autant plus présente que faire valoir ses droits reste un chemin de croix pour les victimes.

Sur les 176 plaintes déposées dans le cadre de SANAD de 2014 à fin septembre 2020 contre des agents de sécurité et agents pénitenciers, seules huit ont jusqu’à présent abouti à des condamnations pour violence dans l’exercice de leur fonction ; dix affaires ont abouti à un non lieu ; une à un jugement avec sursis ; et vingt ont été classées sans suite, les crimes dénoncés ayant été jugés non existants

Amnesty International et d’autres organisations ont plusieurs fois appelé les autorités à ne pas laisser ces brutalités impunies et dénoncé les menaces et chantages exercés par des membres des forces de sécurité envers des juges afin de mettre un terme aux poursuites engagées contre eux. En vain. « On constate une justice à deux vitesses : aucun jugement pour torture n’a abouti même si nous avons de bons arguments dans nos dossiers et les autres procès trainent, tandis que les jugements pour outrage à fonctionnaire avancent rapidement », regrette Gabriele Reiter, directrice du bureau de Tunis de l’OMCT.

Capture 40vRassemblement devant le Parlement pour protester contre le projet de loi sur la protection des forces de sécurité, le 8 octobre 2020 à Tunis.

© Yassine Gaidi/Anadolu Agency/AFP

Des procureurs et juges d’instruction dépendent parfois de la police judiciaire sous tutelle du ministère de l’Intérieur et il arrive même que des enquêtes soient renvoyées au poste de police où l’agression a eu lieu, souligne encore l’OMCT. En interne, « ce sont des agents de l’inspection générale du ministère de l’Intérieur qui sont chargés d’instruire les dossiers de plainte contre des policiers, et il est assez rare que des agents soient sanctionnés par les commissions de discipline pour violences », précise la chercheuse Audrey Pluta.

Une réforme lente

« Les violences sont toujours fréquentes mais ne sont plus institutionnalisées, les mauvaises habitudes persistent et nécessitent des outils de contrôle », note le responsable d’une organisation active dans cette réforme. « Une réforme de la police stricto sensu dans le contexte de l’héritage de l’ancien régime tunisien ne fait pas sens à mon avis car il ne s’agit pas d’une professionnalisation mais d’un renforcement du fonctionnement démocratique de la police », renchérit un autre acteur du secteur.

Et si une telle réforme se menait plus efficacement en dehors de la police ? Le DCAF (Centre de Genève pour la gouvernance du secteur de la sécurité) a par exemple œuvré depuis 2011 auprès de l’ARP ou des instances indépendantes (accès à l’information, lutte contre la corruption, prévention de la torture…) à même de jouer un rôle de garde-fou. Il a également développé un guide médico-légal à destination des médecins légistes et des magistrats.

D’autres se penchent au contraire sur le travail des agents. Le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) a ainsi lancé un projet consacré à la police de proximité s’étalant de 2013 à 2019 avec un budget de plus de 10 millions de dollars. Audrey Pluta a décortiqué les effets de ce programme visant à un rapprochement entre policiers et citoyens.

« Plus que sur les pratiques policières comme telles, c’est sur leurs représentations que les membres du projet entendent agir », observe-t-elle. « Dans un État policier où les agents sont trop nombreux et intrusifs, cela fait l’effet inverse et l’Intérieur en profite pour réactiver des anciens mécanismes », dénonce encore un observateur avisé.

Des formations à la communication et aux principes des droits de l’Homme pourraient aussi avoir un effet pervers chez certains agents qui se contentent de se servir de ce lexique comme d’un vernis. « Nombre de partenaires ont offert des formations qui n’ont pas forcément permis de changer les techniques d’investigation, remarque Gabriele Reiter, beaucoup trop d’enquêtes sont encore basées sur les aveux et pas assez sur des preuves ».

Vers un code de conduite ?

Dix ans après la révolution, la volonté de tendre vers une meilleure gouvernance se ferait sentir au sein du ministère de l’Intérieur, « ce qui est en soi un très grand pas, même s’il reste beaucoup à faire », comme le soulignent des acteurs du secteur. Certains souhaiteraient voir naître une commission de déontologie indépendante, ou à défaut une structure hybride en partenariat avec l’Intérieur.

Dans le cadre de son programme d’appui à la réforme et à la modernisation du secteur de la sécurité, l’Union européenne a débloqué 23 millions d’euros destinés à un soutien technique et matériel, ainsi qu’à la démocratisation du secteur. Elle exigeait la mise en place d’un code de déontologie et d’une commission à même de recevoir les plaintes des citoyens, mais le projet reste bloqué. « Il suscite en particulier l’opposition du Syndicat national des forces de sécurité intérieure (SNFSI), qui le juge trop contraignant », relate Audrey Pluta.

La Constitution de 2014 prévoit en outre la création d’une instance des droits de l’Homme, censée pouvoir enquêter sur les violations de ces principes et prendre des mesures juridiques en conséquence, avec une sous-commission destinée au secteur de la sécurité. Mais la mise en place de cette instance et la nomination de ses membres se font toujours attendre.

 

  Source: Jeune Afrique

 

 

 

 

   Source: Rfi