« L’e-gouvernance peut aider les Etats africains à relever leurs défis économiques et sociaux »

Agathe Dahyot/Le Monde

Selon Amaury de Féligonde et Gagan Gupta, la numérisation des processus administratifs est essentielle « pour mettre en place des politiques publiques efficaces ».

 Comme le disait un proverbe ottoman, « sans Etat, pas d’impôts, sans impôts, pas d’administration, sans administration, pas de citoyens, sans citoyens, pas d’Etat ». Aujourd’hui encore, trop de pays du Sud sont victimes de ce cercle vicieux, en particulier en Afrique subsaharienne. Beaucoup d’Etats impécunieux ne répondent pas aux attentes de leurs citoyens, qu’il s’agisse des fonctions régaliennes ou de l’Etat-providence, les rendant méfiants à l’égard d’autorités perçues comme lointaines, peu transparentes, voire déficientes. La pandémie liée au coronavirus vient exacerber cette situation, les Etats étant plus que jamais confrontés au double défi de mobiliser des ressources dans un contexte économique, voire sécuritaire, dégradé, tout en faisant face à des demandes sociales (santé, subventions aux produits de base, appui au tissu économique) en forte hausse.

Si elle n’est pas une solution miracle, l’e-gouvernance peut aider les Etats africains à relever ce double défi, comme en témoignent nombre d’expériences réussies, en Afrique même. L’e-gouvernement permet tout d’abord d’accroître les ressources des Etats et d’apporter de la transparence. L’établissement d’assiettes précises, la systématisation des paiements, la lutte contre la fraude sont autant d’avantages induits par la numérisation des processus.

En Tanzanie, l’E-Government Authority permet aux entreprises de régler leurs impôts en ligne. De nombreux pays (Bénin, République démocratique du Congo) ont mis en place des guichets uniques portuaires numériques en concession, afin de mieux contrôler les flux internationaux (y compris la douane portuaire, source de revenus conséquents dans nombre de pays), d’apporter de la transparence et de maîtriser les coûts. Le Rwanda affiche de grandes ambitions, une administration 2.0 étant lancée à travers Irembo, une plateforme en ligne permettant un accès direct des citoyens aux administrations, tant sur les questions fiscales que de formalités telles que les certificats de naissance et de décès, le permis de conduire, le cadastre, etc. Au niveau macroéconomique, la numérisation permet également aux Etats de mieux calibrer – voire d’augmenter – le recours à la dette, grâce à un calcul plus précis de leur PIB réel. Par exemple, en 2013, une nouvelle méthode de calcul a quasiment doublé le PIB du Nigeria, à 510 milliards de dollars.

L’e-gouvernance est également un outil essentiel pour mettre en place des politiques publiques efficaces, et pas seulement à destination d’une petite frange de la population qui ne serait pas dans l’économie informelle. Le ciblage des populations fragiles peut ainsi être facilité par la compilation de données socio-économiques en ligne, tandis que le versement et le suivi des aides peuvent être optimisés via une plateforme numérique. Au Kenya et au Nigeria, à travers la start-up Cellulant, des e-vouchers publics aident les petits agriculteurs à avoir accès aux intrants. Et nombre d’Etats d’Afrique souhaitent s’inspirer de l’Inde, où le système d’identification biométrique Aadhaar, étendu à l’ensemble de la population, soit 1,2 milliard d’habitants, facilite l’octroi d’aides sociales aux plus vulnérables.

Une nouvelle industrie à part entière

La diversité de ces réussites continentales et internationales donne un aperçu de quatre prérequis pour développer l’e-gouvernance.

Premièrement, avoir une volonté politique forte et des plans d’actions précis. Grâce à une stratégie de long terme, Maurice est passé du 93e rang du classement mondial de l’ONU sur l’e-gouvernance en 2012 au 63e rang en 2020. Cette progression est notamment le résultat d’une coopération entre Maurice et l’Estonie, pays européen pionnier en la matière.

Deuxièmement, disposer d’une institution dédiée et de ressources financières adéquates, pouvant être partiellement apportées par des acteurs privés, sous forme de partenariats public-privé, et par des grandes institutions internationales. La Tunisie a ainsi obtenu 100 millions de dollars de la Banque mondiale pour développer son e-gouvernance.

Troisièmement, investir dans la formation et le développement des ressources humaines. L’e-gouvernance a le potentiel de devenir une nouvelle industrie à part entière, créant des emplois pour les talents nationaux (codeurs, ingénieurs informatiques, chefs de projet), à l’image d’Atos Sénégal, qui emploie localement plus de 200 diplômés du secteur des technologies de l’information et du numérique sur des postes à valeur ajoutée.

Enfin, disposer d’infrastructures fiables et sécurisées, qu’elles soient légales ou physiques (réseau électrique, data centers, fibre, etc.). Le Maroc, pionnier en la matière, voit fleurir nombre de data centers « souverains » sur son territoire depuis 2017, le dernier (le Benguerir Data Center) venant d’être annoncé par l’Office chérifien des phosphates (OCP). Le fonds français STOA a récemment investi dans l’opérateur de centres de données Etix, qui compte notamment des data centers au Ghana, et dans un opérateur de fibre optique en Afrique du Sud, conformément à son objectif de développer les infrastructures essentielles en Afrique.

A l’image de ce qu’elle a fait dans les secteurs de la téléphonie et des fintechs, l’Afrique est aujourd’hui en mesure de réaliser un mouvement de « leapfrog » (saut de grenouille) décisif en matière d’e-gouvernance. Les premiers succès nationaux existent. L’intérêt d’une telle mutation est double : pour les citoyens, une meilleure qualité de services publics, des aides plus pertinentes ; pour les Etats, une efficacité démultipliée et une confiance renouée avec des citoyens de plus en plus exigeants envers leurs gouvernants.

   Source : Le Monde