Barrage de la Renaissance: que veut l’Éthiopie?

REUTERS/Tiksa Negeri Le barrage de la Grande Renaissance sur le Nil en Éthiopie, le 26 septembre 2019.

L’Éthiopie fait beaucoup parler d’elle ces derniers temps, notamment en raison de l’achèvement prochain de son désormais célèbre Barrage de la Grande Renaissance, ce méga-projet hydroélectrique sur le Nil qui provoque des tensions avec l’Égypte et, dans une moindre mesure, avec le Soudan. Mais quel bénéfice l’Éthiopie entend-t-elle tirer de ce projet, au point qu’elle semble prête à passer en force ?

 Officiellement, il s’agit du « Barrage de la Grande Renaissance éthiopienne », un nom qui par lui-même est déjà tout un programme. Et autour de sa construction, le feuilleton diplomatique ne s’est pas arrêté depuis le lancement du chantier en 2011 sur le Nil bleu, non loin de la frontière soudanaise. Aujourd’hui que son achèvement approche, la dramaturgie prend même un tour encore plus compliqué.

Car d’un côté, les négociations tripartites de dernière minute lancées à l’initiative de la présidence sud-africaine de l’Union africaine n’ont pas encore débouché sur un accord. Mais d’un autre côté, la question qui est dans toutes les têtes aujourd’hui est surtout de savoir si l’Éthiopie a, oui ou non, commencé le remplissage du réservoir du barrage, en dépit du fait qu’aucun accord n’a été trouvé avec les pays en aval.

La réponse de l’ambassadeur d’Éthiopie en France, Henok Tefera, le sous-entend sans le dire. « Ce que je peux dire, c’est que les travaux avancent conformément au calendrier établi, a-t-il déclaré à RFI. Et donc nous sommes très heureux. Et de toutes les façons ça a été dit et répété par notre ministre des Affaires étrangères, nous n’avons pas besoin de demander l’avis de qui que ce soit pour construire notre barrage, construit avec notre argent, pour exploiter les ressources sur notre sol. »

Cette façon de répondre est surtout révélatrice de la partie de poker diplomatique en train de se jouer : un grand jeu de coulisses et de bluffs, qui intervient du reste dans un contexte très difficile pour l’Éthiopie, laquelle fait face à de graves tensions politiques entre nations fédérées, notamment depuis l’assassinat fin juin du célèbre chanteur oromo Hachalu Hundessa et les manifestations meurtrières qui l’ont suivi.

« D’après ce que je sais, le remplissage a bel et bien commencé, tranche pour sa part le professeur Kjetil Tronvoll, directeur de recherche sur la paix et les conflits à l’université Bjorknes d’Oslo. Mais ça prendra du temps avant que l’on constate un impact sur les pays en aval, à cause de leurs propres réservoirs sur le Nil, au Soudan comme en Égypte. Est-ce que l’Éthiopie va réussir à passer en force ? On verra. Mais c’est une façon pour l’Éthiopie de mettre une forte pression sur l’Égypte pour obtenir un compromis. L’issue de ce bras de fer dépendra aussi des événements à l’intérieur de l’Éthiopie. Est-ce que le gouvernement est stable ? Est-ce que la situation est contrôlable, étant donné les fractures auxquelles le gouvernement d’Abiy Ahmed fait face ces derniers temps ? »

L’Égypte et le Soudan n’ont pas encore réagi aux informations faisant état du début du remplissage du barrage.Mais sans relâche, il exigent toujours un accord préalable, craignant les conséquences d’une gestion du débit du fleuve sur laquelle ils n’auraient aucune prise, en évoquant même une menace existentielle et un « risque pour des millions d’individus » en aval du fleuve. Selon les déclarations de l’Égypte, le bassin alluvial du Nil devrait mécaniquement devenir plus étroit, surtout considérant le dérèglement climatique en cours qui de surcroît provoquerait davantage de sécheresses – ce qui aurait des conséquences désastreuses pour son agriculture.

Mais pour l’Éthiopie, la question n’est pas moins cruciale. « En fait, la question existentielle du Nil, elle se pose surtout pour l’Éthiopie, pour les 65 millions d’Éthiopiens qui n’ont accès ni à l’eau ni à l’électricité, réplique l’ambassadeur Henok Tefera. Eux aussi ont le droit de vivre dignement et décemment. Mais présenter cela comme une question qui met en péril la survie des uns ou des autres n’est pas la bonne manière de faire. Nous construisons un barrage qui a pour but de générer de l’électricité, qui retiendra de l’eau pendant la haute saison des pluies et laissera le fleuve continuer son flot habituel. Il n’y a pas de menace pour qui que ce soit. »

De fait, pour l’Éthiopie, la production massive d’énergie fait partie d’un plan de développement vital, où il s’agit ni plus ni moins que d’industrialiser des zones rurales isolées et de créer des milliers d’emplois. Mais aussi d’honorer sa part des partenariats conclus avec la Chine. « Les Chinois, explique Marc Lavergne, directeur de recherche au CNRS, ont sélectionné l’Éthiopie comme un endroit où ils pourront délocaliser les fabrications à forte intensité de main d’œuvre, qui ne sont plus rentables aujourd’hui en Chine où la main d’œuvre coûte de plus en plus cher, ni même dans le sud-est asiatique. Ils sont en quête de terrains où la population accepte de travailler pour des sommes de l’ordre de 25 à 50 dollars par mois. Et l’Éthiopie a une main d’œuvre féminine prêt à l’accepter, notamment dans le domaine du textile, fabriquant ce que l’on retrouve dans les magasins d’Occident. »

On a beaucoup évoqué une possible « guerre de l’eau » autour de ce méga-barrage éthiopien. Ce n’est certes pas à exclure, étant donné les enjeux et les sensibilités autour de cette dispute. Mais, au-delà de la question de l’exploitation de l’eau, ce psychodrame politico-diplomatique montre que derrière les questions d’apparence seulement « écologiques » se jouent des questions beaucoup plus profondes et complexes, qui vont déterminer les décennies à venir.

      Source : rfi