[Tribune] Tunisie : le spectre d’un gouvernement des juges

(image d'illustration). © Hassene Dridi/AP/SIPA Les nouveaux députés tunisiens lors de l'ouverture de la session parlementaire, le 13 novembre 2019 à Tunis

Les conclusions de la Cour des comptes pourraient entraîner l’annulation de l’élection d’élus sur décision de justice. Un risque pour la démocratie, juge le juriste Nessim Ben Gharbia.

Quel sera l’impact du rapport de la Cour des comptes portant sur le financement des élections législatives de 2019 sur la composition de l’actuel parlement tunisien ? C’est le débat qui agite la scène politique tunisienne au lendemain de la publication du rapport de l’instance.

La Cour des comptes évoque en effet des soupçons de financement étranger, de dépassement du plafond des dépenses de plus 75 % concernant certaines listes électorales, qui conduisent selon la loi électorale tunisienne, et en cas de jugement définitif de la justice, à la perte du mandat de l’élu.

Légitimité

Il reste que ces dispositions de la loi électorale tunisienne posent de nombreuses problématiques. En effet, la perte du mandat d’un député en exercice interroge sur la légitimité des actes qu’il a pris depuis son investiture. En effet, les députés de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) ont prêté serment le 13 novembre 2019.

Depuis, ils ont adopté ou refusé des projets de lois, voté la confiance à deux gouvernements et déposé plusieurs propositions de loi. Quid de la validité et de la légitimité de ces actes désormais ? Faudra-t-il les annuler ? La question se pose d’autant plus que l’éventuelle perte du mandat sera causée par des actes commis avant l’investiture.

Droit fondamental bafoué

Aussi, la notion de « financement étranger » retenue dans la loi électorale tunisienne interroge quant à sa constitutionnalité. En effet, l’article 80 de la loi organique n°2014-16 du 26 mai 2014 relative aux élections et aux référendums énonce « qu’est réputé financement étranger, tous les biens sous forme de don, cadeau, ou subvention en numéraire, en nature ou de propagande dont l’origine est étrangère conformément à la législation fiscale, et ce, quelle que soit la nationalité du financeur. N’est pas réputé financement étranger, le financement des listes de candidats aux circonscriptions électorales à l’étranger par les Tunisiens à l’étranger

L’ANNULATION PAR UN JUGE DE RÉSULTATS D’ÉLECTIONS LÉGISLATIVES OU PRÉSIDENTIELLE INTERROGE SUR LA SÉPARATION DES POUVOIRS

La « nationalité » fiscale étant contraire à la nationalité civile, les Tunisiens résidents à l’étranger se retrouvent en partie privés de leur droit fondamental de participation à la vie politique dans leur pays d’origine, en ne pouvant pas financer la campagne électorale d’un candidat aux présidentielles, alors même qu’ils disposent d’un droit de vote pour ce scrutin. La question se pose d’autant plus que l’article 21 de la Constitution tunisienne dispose que « les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et en devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination ».

Soupçons d’inconstitutionnalité

Surtout, l’annulation par un juge de résultats d’élections législatives ou présidentielle (en dehors des cas de fraude) interroge sur la séparation des pouvoirs. En effet, le fait de porter un candidat à une instance représentative et d’en faire un représentant du peuple est un choix souverain et politique opéré par les électeurs.

Au terme de l’article 3 de la Constitution tunisienne, le peuple exerce son pouvoir à travers ses représentants élus. Quelle serait dès lors la légitimité d’un juge pour annihiler les effets de ce choix souverain ? La Tunisie ne risque-t-elle pas de se retrouver de facto sous l’emprise d’un gouvernement de juges, où les magistrats dépasseraient leurs rôles d’application et d’interprétation de la loi pour occuper d’autres champs, qui relèvent des droits civils et politiques des citoyens ?

À l’évidence, la déchéance de mandat parlementaire est une décision difficile sur le terrain judiciaire, avec les soupçons d’inconstitutionnalité qui planent autour de la loi électorale, et périlleuse d’un point de vue de l’ordre public, avec des conséquences incertaines sur les plans sociaux et politiques.

Preuve de la complexité de la déchéance du mandat représentatif, la France a considéré que seul le Conseil constitutionnel, organe qui regroupe les Sages de la Nation, pouvait statuer, en cas de contestation sur la régularité de l’élection des députés et des sénateurs. L’enjeu parait en effet bien trop important pour le juge ordinaire, surtout dans une démocratie naissante.

  Source: Jeune Afrique