Défiance exacerbée de certaines capitales africaines, concurrence marquée des puissances émergentes… L’aura de l’Hexagone sur le continent semble de plus en plus menacée. Pour la préserver, Paris peut miser sur de nouvelles formes d’échanges, telles les migrations professionnelles circulaires.
Le ministère des Affaires étrangères vient de rendre publique une « feuille de route de l’influence de la diplomatie française », document stratégique consacré aux enjeux de ce que l’on qualifie souvent de « soft power ». Sont ainsi passés en revue nos atouts et nos défis concernant la dimension internationale de la langue française, l’attractivité de notre enseignement supérieur, le dynamisme de nos industries culturelles et créatives, et notre projection mondiale à travers les réseaux diplomatiques…
Autosatisfaction nombriliste
La démarche de revue stratégique est bénéfique par elle-même : elle peut se fonder sur tout ce qui a été accompli au cours de ce quinquennat, mais elle montre que nous refusons toute autosatisfaction nombriliste. Les orientations figurant dans cette feuille de route appellent, selon moi, trois grandes exigences qui pourraient nourrir le débat national sur nos orientations durant le quinquennat à venir.
POUR BEAUCOUP DE NOS PARTENAIRES ET DE NOS RIVAUX, L’INFLUENCE EST D’ABORD « UNE FORME DE LA GUERRE PAR D’AUTRES MOYENS »
En premier lieu, nous ne devons jamais nous départir d’une vision réaliste des relations internationales, car il faut voir que la force, voire la violence, sont bien souvent nichées au cœur des stratégies d’influence. Comme la feuille de route le constate sans fausse pudeur, pour beaucoup de nos partenaires et de nos rivaux, l’influence est d’abord « une forme de la guerre par d’autres moyens ». La stratégie présentée par le Quai d’Orsay atteste donc que nous ne sommes pas dupes du « hard » qui prend les apparences du « soft ».
Lorsque des jeunes d’Afrique de l’Ouest ont pour horizon des études supérieures dans le golfe Persique, en Turquie ou à Moscou, il y aura un prix à payer pour leurs pays d’origine, et ce sera aux dépens de la liberté politique, de la tolérance religieuse et des droits humains.
DE NOUVELLES FORMES D’ÉCHANGES SERONT LE MEILLEUR DÉMENTI AU DÉLUGE DE DÉSINFORMATIONS, À CES DISCOURS QUI, PARFOIS, NOUS DÉSTABILISENT D’AUTANT PLUS QU’ILS SONT PRONONCÉS EN FRANÇAIS
Nous ne pouvons plus faire semblant d’ignorer ce danger et devons donc nous donner les moyens de coconstruire, avec les jeunesses africaines, un autre avenir.
À nous de leur proposer de nouvelles formes d’échanges qui seront le meilleur démenti au déluge de désinformations, à ces discours qui, parfois, nous déstabilisent d’autant plus qu’ils sont prononcés en français, comme si la langue que nous avons en partage, à Paris comme à Bamako, devait nous diviser au lieu de nous rapprocher. Il faut donc avoir le courage de nous y confronter, sans naïveté, afin de ne rien laisser passer, mais sans jamais rompre le dialogue.
Relais d’avenir
Cette montée de la conflictualité justifie d’ailleurs, plus que jamais, notre réinvestissement dans les organisations internationales, comme nous l’avons fait depuis deux ans dans les domaines de la sécurité et du maintien de la paix et par des efforts pour accroître notre présence, par exemple en finançant un plus grand nombre de jeunes experts associés et de volontaires des Nations unies, qui sont autant de relais d’avenir pour la France.
En deuxième lieu, l’ouverture doit rester notre boussole : la dureté du monde et les déceptions que nous pouvons connaître ici ou là ne doivent pas nous laisser succomber aux sirènes du défaitisme et du recroquevillement, si bruyantes en ces temps de campagne présidentielle !
IL NOUS FAUDRA ACCORDER DES VISAS ADAPTÉS COMME LES TITRES DE SÉJOUR « PASSEPORT TALENT » ET FAIRE MONTER EN PUISSANCE LES DISPOSITIFS « JEUNES PROFESSIONNELS » AVEC DES ÉTATS AFRICAINS PARTENAIRES
Si nous nous projetons à l’international, ce n’est pas pour vendre un modèle français « sur étagère », mais c’est d’abord parce que ces échanges et ces dialogues nous nourrissent, nous transforment, nous enrichissent : nous ne parlons pas le français tout seuls, nos universitaires et chercheurs ne font pas avancer les savoirs tout seuls, pas plus que ne fonctionnent en vase clos nos industries culturelles et créatives ou nos industries tout court !
C’est tout l’enjeu des migrations professionnelles circulaires, qui sont à mes yeux un vecteur essentiel des coopérations de longue durée et un atout majeur pour notre insertion dans la mondialisation. Malgré les progrès accomplis en la matière ces dernières années, nous sommes encore trop frileux : il nous faudra accorder des visas adaptés comme les titres de séjour « passeport talent » et faire monter en puissance les dispositifs « jeunes professionnels » avec des États africains partenaires, afin de favoriser les mobilités croisées.
L’ouverture doit aussi guider une politique d’influence qui vise à rechercher des partenaires pour préserver des « biens communs » que nous avons en partage, et pour relever, ensemble, des défis mondiaux.
Avec la récente loi de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, nous n’avons pas plaqué ex nihilo une vision française du développement : nous avons transcrit les objectifs de développement durable et de transition écologique définis en commun, avec nos partenaires, notamment africains, dans le cadre du multilatéralisme. Il faut désormais que nos politiques de coopération traduisent dans les faits cet esprit égalitaire et de réciprocité.
Rôle de catalyseur
Enfin, pour tenir la double exigence du réalisme et de l’ouverture, il nous faut toujours chercher à nous réinventer. Dans l’avant-propos de la feuille de route, le ministre Le Drian parle à juste titre d’un « aggiornamento ». Le piège serait en effet de se contenter d’une vision purement administrative de notre réseau d’influence, par la juxtaposition des organismes et des dispositifs qui le composent. Je salue le fait que le Quai d’Orsay fasse désormais entièrement sienne la définition du diplomate comme un ensemblier, au service et à l’appui d’initiatives qui viennent des Français eux-mêmes, dans nos territoires et de par le monde, ou qui viennent des amis de la France par les nombreux réseaux francophones et francophiles.
L’influence de la France au plan mondial, c’est d’abord l’addition de ces initiatives et des liens noués ici et là-bas, par mille et un canaux. Nos réseaux publics d’influence doivent d’abord jouer un rôle de catalyseur et d’appui, pour proposer des cadres qui permettent à ces échanges de se dérouler dans les meilleures conditions. La France a par exemple fortement augmenté, depuis 2019, ses financements du budget de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger, mais cet effort a eu pour contrepartie une démarche de transformation de l’opérateur public, pour mieux l’ouvrir aux initiatives locales et pour qu’il sollicite et appuie les intervenants privés. Depuis lors, le soutien de l’État ne s’est jamais démenti : il a été massif pour aider l’ensemble du réseau d’enseignement français à l’étranger à faire face à la crise sanitaire.
L’AIDE PUBLIQUE FRANÇAISE VA DÉSORMAIS CHERCHER À AVOIR UN EFFET DE LEVIER SUR LES PROJETS LOCAUX, ET ELLE SERA ÉVALUÉE À CE TITRE
Une démarche du même type guide notre effort inédit en matière d’aide publique au développement : les moyens supplémentaires ne vont pas être attribués à l’aveugle, ni venir concurrencer l’action des États partenaires et de leurs sociétés civiles. L’aide publique française va désormais chercher à avoir un effet de levier sur les projets locaux, et elle sera évaluée à ce titre. Ce rôle d’ensemblier et de catalyseur, les administrations du Quai d’Orsay ne le jouent jamais seules, mais elles doivent continuer à le jouer totalement, en s’adaptant et en se transformant en permanence.
Je salue donc l’accent mis sur le numérique, sur l’innovation, sur le décloisonnement des approches et sur le développement d’une nouvelle culture commune de l’influence, avec la future école diplomatique et consulaire. Il me semble que cet aggiornamento doit aussi s’étendre à nos outils d’appui à l’action extérieure des collectivités et des territoires, levier que je crois profondément sous-utilisé. Alors qu’avec le Fonds de solidarité pour les projets innovants, nous avons doté les ambassades de nouveaux outils pour mener sur le terrain des actions innovantes à impact rapide et fortement visibles au bénéfice des populations locales, il faut que les initiatives de nos territoires soient également mieux orientées vers les stratégies gagnant-gagnant d’investissement solidaire et durable.
À nous de définir des cadres sécurisés permettant aux acteurs de nos territoires, mais aussi aux diasporas, d’orienter leurs financements et leurs énergies vers l’investissement productif et les projets à impact. Leurs retombées visibles, ici et là-bas, seront les nouveaux fondements d’une influence durable de la France.
Jeune Afrique