L’élargissement de la guerre du Tigré, après l’envoi, par trois régions, de troupes en soutien de l’armée fédérale, est le signe d’un « enlisement » du conflit, selon le chercheur français Marc Lavergne.
La reprise de Mekele, capitale de la région du Tigré, par les rebelles des Forces de défense du Tigré (TDF), le 28 juin dernier, semble avoir éloigné toute perspective de sortie de crise. Continuant sur leur lancée, les rebelles tigréens ont, le 17 juillet, poursuivi leur offensive, dans la région de l’Afar, dans l’est du pays. La guerre au Tigré, entamée en novembre 2020 par l’offensive du pouvoir central d’Addis-Abeba contre cette région dissidente, draine son lot d’exactions et a plongé une partie du pays dans une situation humanitaire alarmante. Début juillet, un haut responsable onusien affirmait que plus de 400 000 personnes y avaient « franchi le seuil de la famine ».
Encouragé par le succès remporté aux législatives du 21 juin dernier par le Parti de la prospérité, son mouvement, le Premier ministre Abiy Ahmed vient également d’engranger un soutien de taille. Le 16 juillet, trois régions ont en effet annoncé l’envoi de « forces spéciales » pour soutenir au Tigré l’armée fédérale : l’Oromia – la plus grande région d’Éthiopie -, le Sidama et la Région des Nations, nationalités et peuples du Sud (SNNPR), venues au soutien des milices Amharas, à l’œuvre depuis le début des hostilités. Marc Lavergne, chercheur français au CNRS et spécialiste de la Corne de l’Afrique, décrypte ces dernières annonces.
Marc Lavergne : Nous assistons à un enlisement de la situation. Le Premier ministre Abiy Ahmed, qui se pense investi d’une mission divine, ne sait pas trop quoi faire. Cette guerre est le produit d’une exaspération des Éthiopiens après la mainmise du Front Populaire de Libération du Tigré sur la scène politique durant près de trois décennies.
Face à Abiy Ahmed, les rebelles tigréens sont préparés militairement et psychologiquement à faire face à une offensive d’Addis-Abeba. Ils n’ont pas été pris par surprise. Ces milices venues de ces trois régions et mobilisées pour Abiy ne sont pas formées, mais elle sont armées. Les rebelles tigréens pourront y faire face, mais la population civile du Tigré en paiera le prix fort.
La victoire écrasante obtenue aux législatives par le parti d’Abiy Ahmed, le Parti de la prospérité (PP), lui a-t-elle donné les coudées franches pour relancer cette offensive ?
Cette victoire aux élections est le signe d’un certain soutien, malgré le fait qu’un cinquième des circonscriptions n’ait pas pu voter. Avant même cette échéance électorale, une croisade raciste à l’encontre des Tigréens avait déjà vu le jour au sein de la société éthiopienne. Ceux qui ont voté pour le Parti de la prospérité d’Abiy Ahmed prennent le nom du parti à la lettre. L’assentiment populaire n’est pas un blanc-seing, mais plutôt une mission pour redresser l’Éthiopie. Et c’est comme ça qu’Abiy doit le comprendre, car la guerre affaiblit le pays.
Peut-on parler de succès diplomatique de l’Éthiopie au regard de l’inaction conjointe de l’Union africaine et de l’ONU au sujet de la guerre au Tigré ?
Le silence de l’ONU et de l’UA ne doit pas être interprété comme un succès diplomatique éthiopien mais comme un embarras généralisé. Le siège de l’Union africaine se situe à Addis-Abeba. À l’échelle continentale, on cherche à ménager l’Éthiopie, qui, par ailleurs, peut se prévaloir d’une légitimité à agir. Le Tigré est une province sécessionniste. C’est le cauchemar de tout État que de voir un pan de son territoire vouloir gagner son indépendance.
Il s’agit encore moins d’un succès diplomatique lorsque l’on sait que les exactions au Tigré ont choqué les ONG et la communauté internationale. Le Qatar, l’Arabie Saoudite, et les Émirats Arabes Unis, acteurs régionaux qui ont coutume d’intervenir diplomatiquement dans les affaires de la région, risquent d’avoir une attitude réprobatrice. En effet, cette situation ne favorise pas les débouchés économiques pour leurs capitaux.
Sur quels partenaires internationaux, Abiy Ahmed, peut-il encore compter?
La manœuvre d’Abiy Ahmed est criminelle, mais aussi maladroite politiquement et diplomatiquement. Au lieu de calmer le jeu en négociant avec les rebelles du Tigré, il choisit de tirer sur sa propre population, en se mettant à dos la communauté internationale et les puissances régionales, comme l’Égypte. Il faut s’attendre à des récriminations encore plus importantes de la part de l’Union Africaine, des États-Unis, et de l’Europe. Toutefois, Abiy Ahmed pourrait recevoir le soutien de la Chine. Le théâtre d’affrontement au Tigré risque d’avoir une résonance planétaire.
En ce qui concerne l’Érythrée, Abiy a été en quelque sorte piégé par Issayas Afeworki. Le président érythréen lui a donné le « baiser de la mort ». Abiy se retrouve avec un allié qui est en fait un traître, et dont le but est de démembrer l’Éthiopie.
Dans l’optique d’acquérir des soutiens régionaux, est-il plausible de s’attendre à un fléchissement de la position d’Abiy Ahmed à propos du Grand Barrage de la Renaissance?
Pour la petite histoire, c’est un Tigréen, l’ancien Premier ministre Mélès Zenawi, qui a posé la première pierre du barrage en 2011. Malgré la crise diplomatique liée à cet ouvrage, Abiy Ahmed ne peut pas revenir en arrière. Et ce, même si les Égyptiens brandissent l’éventualité que le débit d’eau ne soit plus suffisant pour leurs besoins et que les Soudanais expriment leurs craintes sur les digues du barrage. Au quotidien, il y a des échanges constants au sein de commissions tripartites qui travaillent à Addis-Abeba. Mais ce ne sont que de simples exécutants qui disposent de compétences techniques, et non politiques.
Source: Jeune Afrique