Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo et Henri Konan Bédié, figures de la vie politique ivoirienne, sont à nouveau réunis dans le pays. Mais avec des agendas divergents.
Réconciliation, le mot est aujourd’hui sur les lèvres de tous les responsables politiques ivoiriens, dirigeants comme opposants. Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo et Henri Konan Bédié, qui depuis près de trente ans recuisent inlassablement leur haine pour le plus grand malheur de leur pays, en ont partagé la promesse, mais avec quelle sincérité, quelles intentions profondes ?
Le président Ouattara dit avoir accepté en son nom le retour en Côte d’Ivoire de Laurent Gbagbo, devenu effectif le 17 juin. Mais après que la Cour pénale internationale (CPI) a acquitté son prédécesseur des accusations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, le 31 mars, le chef de l’Etat n’avait d’autre choix que de consentir à ce rapatriement qu’il espérait ne jamais voir se réaliser.
A défaut de pouvoir empêcher Laurent Gbagbo, prêt à braver les menaces d’arrestation à son arrivée, de revenir sur sa terre natale, Alassane Ouattara s’est donc résolu à encadrer au maximum son retour et à faire en sorte qu’il se déroule selon son calendrier. De la délivrance des passeports de l’ancien chef d’Etat à son accueil à Abidjan où la foule de ses partisans a été consciencieusement empêchée de venir saluer son champion, le pouvoir a démontré qu’il ne ferait aucun cadeau au plus mobilisateur de ses adversaires.
Ruptures sentimentale et politique
Alassane Ouattara, 79 ans, a vu, en octobre 2020, son aura ternie par son élection à un troisième mandat à la légitimité contestée et entachée de violences, « mais il ne laissera personne entraver son projet pour la Côte d’Ivoire. Pour lui, l’ordre et la sécurité précèdent le développement économique », prévient l’un de ses proches, rappelant que « s’il a ouvert le jeu politique lors des législatives [en mars], puis avec le retour de Laurent Gbagbo, il a encore pour lui la justice, la police, l’armée et le soutien de la communauté internationale ». Autant d’instruments qu’il n’hésite pas à utiliser au besoin.
Guillaume Soro vient d’en faire l’amère expérience. Pour avoir voulu s’émanciper trop vite de celui pour lequel il avait combattu en tant que chef rebelle avant d’appeler ouvertement à son renversement lors de la présidentielle d’octobre 2020, le tribunal criminel d’Abidjan l’a condamné par contumace, le 23 juin, à la prison à vie pour tentative d’atteinte à l’autorité de l’Etat.
Alassane Ouattara usera-t-il également de la menace judiciaire pour tenter d’éteindre les ambitions politiques de Laurent Gbagbo ? La tentation est là, alors qu’une condamnation à vingt ans de réclusion a déjà été prononcée contre l’ancien président. Mais sa mise à exécution ou sa simple utilisation pour le disqualifier d’une joute électorale est un pari à très haut risque.
Depuis son retour, Laurent Gbagbo n’a rien dit de ses volontés mais il a de fait repris l’initiative. A 76 ans, le « woody » – le « garçon vaillant » en bété, la langue de sa communauté – s’est tout d’abord consacré à débuter une procédure de divorce d’avec son épouse Simone. La séparation sentimentale de ce couple forgé dans la dureté de la lutte pour le pouvoir et la violence pour sa conservation est actée depuis longtemps, mais la rupture est aussi politique avec celle qui incarnait la tendance la plus irréductible de son régime, mélange de mysticisme évangéliste et d’ultranationalisme. A tous ses proches, Laurent Gbagbo confie qu’il n’est pas dans la rancœur, la vengeance personnelle, mais que son combat n’est pas achevé. « Il a la démangeaison permanente de la politique. Elle est son repas quotidien », souffle l’un de ses amis depuis leurs années universitaires.
« Réconciliation dans l’impunité »
« Pour lui, le prix de la réconciliation est l’alternance », ajoute l’un de ses confidents. Mais, pour y parvenir, encore faudra-t-il éprouver la solidité de sa nouvelle alliance avec l’ex-président Henri Konan Bédié (1993-1999). A 87 ans, lui non plus n’a pas renoncé à reconquérir le fauteuil qu’il avait abandonné lors du putsch du 24 décembre 1999.
Depuis cette date, la vie politique locale tient sur une réflexion simple et improductive : celle que la chute du pouvoir en place offrira les conditions nécessaires à la réconciliation des Ivoiriens. Si toutes les unions ont déjà été éprouvées entre ces trois hommes, qui agrègent sur eux les votes venus principalement de leurs fiefs régionaux et communautaires, aucun n’a jusqu’ici osé franchir le pas d’une demande de pardon à l’ensemble de la nation. « On nous a menés depuis le début une guerre injuste. Il y a eu des ratés dans la gestion du pouvoir mais nous sommes les victimes. On ne peut considérer que nous sommes au même niveau de responsabilité et de culpabilité que ceux qui sont allés armés aux élections en 2010 », clame ainsi Justin Koné Katinan, le porte-parole de Laurent Gbagbo.
« Depuis la crise post-électorale de 2010-2011 – dont le bilan officiel est de plus de 3 200 morts –, jamais n’a été posée la question : “Comment en sommes-nous arrivés là ?” Chacun se dit victime en dévictimisant l’autre, les imaginaires de la crise sont restés intacts. On dit “plus jamais ça”, mais aucun des camps ne questionne quel est ce “ça”, décrypte le sociologue Francis Akindès. Au final, nous faisons l’expérience d’une réconciliation dans l’impunité, une normalisation sans comprendre ce qui nous est arrivé. »
La lassitude des Ivoiriens est aujourd’hui devenue le meilleur garant de la paix, mais le potentiel de violence est toujours là. Le « boycott actif » de la dernière élection présidentielle et les 87 morts qui l’ont accompagné en ont été le plus récent révélateur. Les racines profondes de la crise n’ont pas été traitées, en premier lieu celles sur l’identité dans un pays où le quart de la population est natif d’autres Etats de la région. La guerre, les changements climatiques, l’absence de perspectives dans les pays du Sahel continuent d’alimenter le flux migratoire vers la nation environnante la plus prospère.
Aimant régional, la Côte d’Ivoire doit désormais faire face à une menace djihadiste qui n’est plus cantonnée aux frontières mais s’est installée en son sein. Dans la région du Bounkani, au nord-est du pays, les forces armées ont subi quatre attaques en deux mois. Un test brutal pour la capacité de réaction de la Côte d’Ivoire, mais aussi une mise à l’épreuve de ses trois leaders, tous octogénaires ou presque, qui continuent de penser à leur avenir politique.
Source: le Monde