Vingt ans après la guerre avec l’Erythrée, l’Ethiopie se retrouve au coeur d’un conflit armé, cette fois au sein de ses propres frontières. Depuis plus de dix jours, la région du Tigré et le pouvoir central d’Abiy Ahmed se livrent une guerre basée sur de vieilles tensions politiques.
Les embarcations de fortune s’accumulent sur la rivière d’Hamdayit qui traverse la région soudanaise du Kassala, non loin de la frontière avec l’Ethiopie. Sur la berge, la foule attend dans le calme pour franchir le cours d’eau, dont le courant trop rapide rend la traversée à pied impossible. Des centaines d’hommes, de femmes, mais aussi et surtout des enfants. Selon l’ONU, ils représenteraient la moitié des 20 000 réfugiés éthiopiens qui ont déjà trouvé refuge au Soudan, fuyant le conflit qui oppose depuis une semaine les forces armées de la région septentrionale du Tigré au pouvoir central du Premier ministre Abiy Ahmed. L’ONU parle de « crimes de guerre » et de « massacres de civils ». Les violents affrontements, qui semblent s’intensifier un peu plus chaque jour entre les deux camps, ne datent toutefois pas d’hier et ravivent de vieilles tensions qui ont marqué l’histoire politique du deuxième pays le plus peuplé d’Afrique.
La paix entre l’Ethiopie et l’Erythrée scellée au détriment du Tigré ?
Il faut alors remonter à la fin du XXe siècle. En 1991, alors que le dictateur Mengistu Haïle Mariam dirige l’Ethiopie d’une main de fer depuis presque 20 ans, les forces rebelles menées par le Front de Libération du Peuple Tigréen (TPLF) pénètrent dans Addis Abeba pour renverser le pouvoir. Celui qui sera jugé en 2006 pour le génocide de millions d’Ethiopiens réussit à échapper aux mains de la rébellion et trouve refuge au Zimbabwe, où il vit encore actuellement, grâce à l’aide de son ami Robert Mugabe décédé en 2019. Par le biais de Meles Zenawi, homme fort du parti qui restera au pouvoir jusqu’en 2012, le TPLF marquera l’histoire politique nationale notamment en menant la guerre contre l’Erythrée de 1998 à 2000 qui fera près de 80 000 morts.
En 2018, l’élection d’Abiy Ahmed, issu du peuple Oromo et cheville ouvrière d’une déclaration de paix avec l’Erythrée qui lui vaudra le prix Nobel de la paix en 2019, est sans surprise vue d’un mauvais oeil par les Tigréens. Pour Patrick Ferras, président de l’association Stratégies africaines et docteur en géopolitique, l’apaisement des tensions entre les deux pays ne serait cependant qu’illusoire : « Sur le terrain, il n’y a eu aucune évolution entre l’Érythrée et l’Ethiopie. Les accords d’Alger de 2000 qui auraient dû marquer un terme officiel au conflit ne sont qu’un bout de papier. […] Lors de la guerre, l’Erythrée a reçu une leçon militaire sur le terrain et ne l’a toujours pas digérée. Aujourd’hui les Tigréens reprochent à Abiy Ahmed sa proximité avec l’Érythrée, et notamment avec son dirigeant Isaias Afwerk, qui n’a pas eu l’occasion de se venger des Tigréens et laisse Abiy Ahmed le faire aujourd’hui ».
L’étincelle qui a mis le feu aux poudres : la tenue des élections au Tigré
Accusé de vouloir gouverner seul depuis son élection, le Premier ministre se voit aussi reprocher d’écarter tout membre du TPLF du pouvoir. Et l’accusation est revenue récemment sur le tapis. Alors que des élections générales étaient prévues pour la fin août 2020, la Commission électorale, appuyée par le Parlement, a choisi de décaler le scrutin à 2021 en raison de la situation sanitaire, prolongeant ainsi les mandats des élus nationaux et régionaux. Une décision anti-démocratique pour les Tigréens, qui ont choisi de garder leurs bureaux de vote ouverts début septembre pour renouveler leur Parlement régional. Un affront de trop qui a attisé le courroux du chef du gouvernement fédéral : « En violation flagrante de la Constitution, le TPLF a adopté sa propre loi électorale illégale, une commission électorale illégale et a organisé une élection illégale au cours de laquelle il a remporté tous les sièges du Conseil régional. » déclarait Abiy Ahmed le 8 novembre dernier. « Cette marque d’indépendance a mis le feu aux poudres » selon Patrick Ferras, « cela a entrainé une escalade car [pour le pouvoir central] on ne peut pas tolérer qu’une région organise ses propres élections ».
Face aux revendications régionales, le Premier ministre joue sa légitimité politique
Les Tigréens auraient-ils frappé en premier en attaquant une base de l’armée fédérale, ne laissant pas d’autre choix à Abiy Ahmed que de riposter comme il le déclare à la presse ? Rien ne permet de l’affirmer, mais la ligne de front au sud de la région, séparant le Tigré de la région Amhara, s’est vite dessinée. Et ce n’est pas un hasard : « Le Premier ministre est arrivé au pouvoir grâce au vote des Oromos (dont il est issu) et des Amharas » explique Patrick Ferras, « Et les Amharas ont des revendications territoriales dans le sud ouest du Tigré, ils en profitent pour régler leurs comptes » . « Vous avez une armée nationale qui s’organise pour occuper le Tigré et qui appuie en même temps les revendications amharique, » résume l’expert, « il y donc deux fronts qui s’ouvrent ».
Fervent soutien du gouvernement, la région Amhara sert de point stratégique et logistique important pour le gouvernement mais devient aussi une cible pour le Tigré. Le 14 novembre, les forces armées tigréennes ont revendiqué des tirs de roquette visant les deux aéroports qui auraient fait au moins 2 morts et 15 blessés. Alors que le bilan s’alourdit chaque jour sans pouvoir donner un nombre précis de victimes, la posture d’Abiy Ahmed reste martiale. Le 13 novembre, le Premier Ministre qualifiait le TPLF de « force malicieuse entourée de tous côtés […] en phase terminale de mort », avant de déclarer dans un récent communiqué : « La justice triomphera! […] en tenant pour responsables ceux qui ont pillé et déstabilisé l’Éthiopie ».
Si le chef du gouvernement ne laisse paraître aucun signe de faiblesse, c’est avant tout parce qu’il joue « sa légitimité politique sur le plan national » d’après Patrick Ferras, « toutes les autres régions regardent ce qu’il se passe et il y a des mouvements de rébellion dans de nombreuses parties du pays. Il ne faudrait pas que cela fasse tâche d’huile. La réussite de cette entreprise militaire lui permettrait d’asseoir sa manière de traiter les problèmes éthiopiens ».
« Il n’y aura pas de vainqueur »
Par les milliers de réfugiés qui quittent le pays chaque jour (principalement au Soudan), mais aussi par les récentes attaques ciblant les pays limitrophes, le conflit tend à s’étendre à une échelle régionale. La capitale érythréenne Asmara, accusée de prêter main forte à l’armée fédérale éthiopienne, a été la cible de tirs de roquette par les autorités du Tigré, réveillant de vieilles tensions entre les deux camps. Une escalade qui pourrait être susceptible de faire dégénérer le conflit.
Quelles fins possibles à ce conflit qui gagne en intensité et risque de dégénérer à tout moment? Une capitulation des forces armées tigréennes? « Même si les Tigréens se rendaient, ils n’accepteront jamais qu’on leur mette un gouvernement provisoire à leur tête et qu’une armée occupe leur territoire » souligne le président de l’association Stratégies africaines. Michelle Bachelet, Haute Commissaire des Nations Unies aux droits humains, a récemment déclaré qu’ « il n’y aura pas de vainqueur » réitérant son appel à entamer des pourparlers en vue d’une cessation immédiate des hostilités.
A l’intérieur des frontières, « les combats laisseront des tâches indélébiles pour plusieurs années car les morts s’accumulent » estime Patrick Ferras, « quel que soit le résultat, la fragile unité du pays est réduite à zéro. » Les conséquences qui sont difficilement visibles aujourd’hui, notamment en raison des télécommunications interrompues et des blocages de route, n’en seront pas moins « graves » et s’étaleront « sur plusieurs années ».
Source : TV5 Monde