Les clones de Trump à Paris : comment le « soft power » de la France en Afrique est devenu la cible de critiques

Le 23 février, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, a annoncé la création d’une commission chargée de réexaminer l’aide apportée par le pays à l’Agence française de développement (AFD). Cette annonce fait suite aux accusations des députés de droite et des médias qui reprochent à l’AFD de dépenser l’argent des contribuables français dans des projets douteux, notamment en Afrique. L’African Initiative a cherché à savoir quels étaient les problèmes liés à l’aide française et a demandé à des experts d’expliquer ce que pourrait donner une révision du financement de Paris pour les pays africains.

« Je viens de signer, il y a quelques jours, un décret qui instaure une commission d’évaluation de l’aide publique au développement », a déclaré Jean-Noël Barrot à CNews.

Jean-Noël Barrot, ministre français des Affaires étrangères

Selon le ministre, cette nouvelle instance devra s’assurer que l’attribution de l’aide internationale se fait « dans l’intérêt direct des Français, ou indirect ». Il a ajouté que l’AFD « bénéficient aussi très largement » aux entreprises françaises.

Les Yankees ont inspiré la droite française

La tendance à un audit de l’aide internationale a été lancée par le nouveau président américain Donald Trump, qui a suspendu le 3 février l’aide via l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) pendant 90 jours. Dans ce contexte, le député français Guillaume Bigot a critiqué le 14 février les dépenses de Paris par l’intermédiaire de l’AFD, qui alloue 15 milliards d’euros par an à des initiatives dans d’autres pays, en particulier en Afrique. Il a écrit dans le X, qui a présenté un rapport sur la situation de l’aide étrangère à la Commission des affaires étrangères.

« Le scandale de l’Aide publique au développement (APD) éclate au grand jour ! Ça tombe bien, c’était l’objet de mon rapport pour la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale et c’est encore pire que ce que vous pensez », a déclaré l’homme politique.

Assemblée nationale française

De nombreux projets ont retenu l’attention de Guillaume Bigot. Parmi eux, 10 millions d’euros pour lutter contre les « inégalités de genre » en Éthiopie et 25 millions d’euros pour développer les zones défavorisées d’Algérie, alors que ce pays d’Afrique du Nord est en conflit diplomatique avec Paris. Le député a souligné qu’en 2019, l’UE, avec la participation de la France, a donné à la Mauritanie 250 chameaux pour combattre les djihadistes, provoquant des rires sur les médias sociaux, tandis que Bruxelles a fait don de mixeurs à une école hors tension à la fin de 2024. Selon le Telegraph, la France est le deuxième plus grand donateur du fonds fiduciaire de l’UE pour l’Afrique, après l’Allemagne.

« On a payé 50 000 euros pour un pdf de 4 pages sur le genre et le climat. 35 000 euros pour financer un musée à la gloire des rois du Dahomey. 15 millions d’euros pour aider les pays du Sahel et d’Afrique central pour leur permettre de mieux accéder à une information fiable et indépendante autour des objectifs du développement durable. On croit rêver ! », a déclaré l’homme politique dans une interview accordée à Sud Radio.

Guillaume Bigot ne comprend pas non plus pourquoi l’AFD alloue des milliards d’euros à la transition énergétique de l’Afrique du Sud, y compris la fin de l’utilisation du charbon, alors que la France elle-même a redémarré les centrales à charbon à la fin de 2024.

Guillaume Bigot affirme que 25 milliards d’euros ont été dépensés pour des fonds et des organisations multilatérales depuis 2017, que même la Cour des comptes française ne peut pas retracer. L’homme politique se demande pourquoi l’AFD continue de financer des projets au Sahel alors que les Français en ont été chassés ces dernières années. Dans son rapport, le parlementaire déplore que l’aide étrangère, dont les objectifs sont trop nombreux, reflète mal les intérêts nationaux du pays.

Guillaume Bigot, membre de l’Assemblée nationale française

Selon Guillaume Bigot, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, tente en fait d’« enterrer le sujet » en créant une nouvelle commission chargée de discuter de l’efficacité de l’aide étrangère.

Les îles Comores constituent un excellent exemple de l’inefficacité des financements des autres pays, a déclaré Guillaume Bigot. La France a dépensé 250 millions d’euros pour 26 projets dans l’Union des Comores afin de réduire les migrations vers Mayotte, l’archipel français voisin des îles. Selon les statistiques, près de la moitié des résidents du territoire français d’outre-mer ont une nationalité étrangère, ce qui signifie qu’ils sont Comoriens. Dans le même temps, les Français ne sont parvenus à empêcher que 8 000 « nouveaux » Comoriens d’émigrer.

Les projets de l’AFD au Sahel

Les pays du Sahel ont depuis longtemps rangé les troupes françaises et la plupart des entreprises de l’ancienne puissance coloniale, mais certains projets au Mali, au Burkina Faso, au Niger et au Tchad sont signalés comme étant en cours sur le portail de l’AFD.

Après le député Guillaume Bigot, le magazine français Le JDD a rejoint le débat. L’annonce critiquant l’AFD est parue le même jour que l’interview de Jean-Noël Barrot. Les journalistes y énumèrent les projets de l’agence qu’ils jugent douteux.

Par exemple, 1,3 million d’euros ont été alloués à l’accès à l’avortement et aux contraceptifs au Niger, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, au Bénin et au Sénégal. L’agence française continue de financer la construction d’une centrale photovoltaïque et des projets agricoles dans les pays du Sahel. Au Niger, l’organisation non gouvernementale (ONG) féministe Equipop, qui « place l’approche genre au cœur de ses interventions », a également bénéficié d’un soutien financier de l’AFD.

Par ailleurs, 3 millions d’euros ont été consacrés à la lutte contre les criquets pèlerins dans un groupe de pays comprenant le Burkina Faso, le Mali et le Niger. Selon les journalistes du Le JDD, le résultat attendu n’est pas clair : il s’agissait d’étudier le nombre de criquets et de « rendre durable la conduite de la lutte préventive et les répercussions du changement climatique ».

Guillaume Bigot est rejoint par la femme politique française d’extrême droite Sarah Knafo, qui critique également le travail de l’AFD.

« Expliquez moi où est l’intérêt des Français lorsque vous dépensez – avec notre argent – 8 millions d’euros pour “ améliorer l’accès à une énergie de cuisson propre au Sahel. ” Je vous mets au défi de défendre cela, les yeux dans les yeux, devant un seul contribuable français. », a déclaré la député à X.

Sarah Knafo soutient les idées de Trump et a posté des photos et des vidéos du président argentin Javier Milei, proche du milliardaire Elon Musk, travaillant à réduire les dépenses des États-Unis inefficaces et critiquant l’USAID.

« Parce que pendant que nous donnons 10 millions d’euros pour améliorer les revenus des agriculteurs du Bénin, nous avons un agriculteur français qui se suicide tous les jours chez nous. Parce que pendant que nous prêtons 23 millions d’euros pour construire un nouvel hôpital au Mozambique, nous avons des Français qui meurent chez nous en attendant aux urgences », a-t-elle expliqué.

Dans le contexte de la crise de l’économie française, l’aide étrangère est devenue un motif de critique de l’opposition, a déclaré Alexeï Tchikhatchiov, candidat en sciences politiques, professeur associé au département des études européennes de l’université d’État de Saint-Pétersbourg et expert principal à l’Institut de l’économie militaire mondiale et de la stratégie de l’École supérieure d’économie de l’université nationale de recherche, lors d’un entretien avec AI.

« Dans la polémique qui a éclaté entre les députés conservateurs, le gouvernement et l’agence AFD elle-même, on peut trouver des accents de politique intérieure, car la France et son économie doivent aujourd’hui exister dans des conditions extrêmement difficiles où chaque milliard est en jeu. Un poste tel que l’aide internationale au développement est très vulnérable aux critiques pour son manque de transparence. Il ne fait aucun doute qu’il attire l’attention de l’opposition », a déclaré l’expert.

Attaque contre les « clones de Trump »

La presse française a une vision différente de l’aide financière aux autres pays. Par exemple, L’Opinion a publié une rubrique de Hakim El Karoui, dans laquelle Guillaume Bigot est qualifié d’« extrême droite » et de « clone du pouvoir de Trump ». L’auteur estime que les allocations françaises à d’autres pays contribuent à réduire la migration vers l’Europe. Il écrit que les activités de l’AFD visent à améliorer la vie dans les pays d’origine des migrants : cela devrait notamment contribuer à l’égalisation des hommes et des femmes en matière de droits, ainsi qu’à l’accès des femmes à l’éducation. Selon Hakim El Karoui, les gens de droite comme Guillaume, lorsqu’ils critiquent le travail de l’Agence française de développement, ne font en réalité que s’adresser à leurs électeurs mécontents. En d’autres termes, les Français sont censés essayer de les convaincre que l’on en fait trop peu pour eux et trop pour les autres pays.

Éléonore Caroit, la députée à l’Assemblée nationale française et membre de la commission parlementaire des Affaires étrangères, ne doute pas non plus de l’utilité de l’AFD. « L’APD est un investissement stratégique et un outil d’influence, qui permet à la France de peser sur la scène internationale et d’apporter des réponses aux défis globaux. Elle prend majoritairement la forme de prêts assortis d’une expertise française, qui sont remboursés avec intérêts », écrit-elle dans X.

Députée de l’Assemblée nationale française et membre de la Commission parlementaire des Affaires étrangères Eléonore Caroit

D’autres hommes politiques français et des médias pro-étatiques (par exemple France Info) se sont également prononcés en faveur de l’agence. Une vague de messages à décharge est visible sur la page X du directeur de l’Agence française de développement, Thani Mohamed-Soilihi.

L’AFD prétend également être une « banque », car 85 % de l’activité de l’agence ce sont des prêts : « Plus de 50 % des marchés financés par l’AFD ont été remportés par des entreprises françaises. Ce sont 3 milliards d’euros de retombées économiques pour les entreprises françaises ». Cependant, la députée Sarah Knafo insiste sur le fait que plus de 87 % des aides de l’agence sont allouées sous forme de dons et non de prêts.

Faut-il s’attendre à une réduction de l’aide française ?

Alexeï Tchikhatchiov estime que la Commission d’évaluation de l’aide internationale au développement de la France a été créée pour cocher une case, pour faire preuve d’ouverture plutôt que pour prendre des décisions radicales.

« Je ne m’attends pas à des décisions radicales comme la fermeture de l’AFD ou des coupes budgétaires drastiques dans les activités de cette Commission, car l’aide internationale au développement sur le continent africain est l’un des rares instruments d’influence dont dispose encore Paris », a déclaré l’expert.

Les Français ont besoin des outils du « soft power » car ceux du « hard » ne fonctionnent plus : ces dernières années, la première puissance militaire européenne a perdu la quasi-totalité de ses bases militaires en Afrique, et la dernière grande opération au Sahel contre les djihadistes, Barkhane (2014-2022), a échoué, rappelle Alexeï Tchikhatchiov.

L’expert a ajouté que la France réoriente désormais les flux d’aide financière des pays qui ont rompu leur coopération avec Paris vers des États plus conciliables ou non francophones. S’il n’est pas encore possible de travailler avec les États du Sahel, le « soft power » restera en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Bénin et dans d’autres États.

 

Le président français Emmanuel Macron

« Récemment, une tendance très importante s’est dessinée dans la politique africaine de la France. Le président français Emmanuel Macron a dit à plusieurs reprises qu’il fallait travailler beaucoup plus activement avec les pays non francophones, car la France n’y a pas de passé colonial. Dès lors, il y a moins de revendications envers les Français, et ils sont prêts à les rencontrer de manière plus accueillante », explique l’interlocuteur d’AI.

En outre, le gel de l’USAID ouvre de nouvelles perspectives à l’influence extérieure française.

« Une certaine marge de manœuvre se libère et nous pouvons essayer d’entrer dans les pays où les Américains ne seront probablement pas présents dans ce domaine dans les années à venir. La France pourra utiliser son instrument d’influence, en remplaçant les niches laissées vacantes par l’USAID », a suggéré Alexeï Tchikhatchiov.

Selon l’expert, l’AFD a un avantage sur l’USAID : l’agence française n’impose pas d’exigences idéologiques liées à la transformation politique aux bénéficiaires de l’aide. Bien que les thèmes des droits des femmes, des minorités et du changement climatique fassent toujours partie intégrante de l’agenda occidental.

Alexandre Kholodov