« DANS 20 ANS, UN CINQUIÈME DES AFRICAINS PARLERONT RUSSE ». ENTRETIEN AVEC LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE LA MAISON RUSSE AU TCHAD

En novembre 2023, le centre culturel « Maison Russe » a ouvert ses portes à N’Djamena, la capitale tchadienne. Il ne s’agit pas d’une subdivision de Rossotrudnichestvo, mais d’une initiative privée créée grâce à des fonds provenant de jeunes Tchadiens désireux de développer des liens avec la Russie.

La colonne vertébrale de l’organisation est constituée de jeunes ayant fait leurs études dans des universités russes. Aujourd’hui, ils font découvrir la Russie, sa culture et sa politique aux résidents de leur pays, organisent des cours de langue russe et entendent aider leurs compatriotes à s’inscrire dans les universités russes.

Yusuf Adam Abdullah, secrétaire général de la Maison Russe, est venu pour la première fois en Russie en 2015. Il a obtenu sa licence à Saratov et son master en biotechnologie à Moscou. Dans un entretien avec African Initiative, il a parlé des projets de l’organisation et a partagé sa vision de l’état actuel des relations russo-tchadiennes.

– Yusuf, pouvez-vous nous dire quels sont les objectifs que s’est fixés la Maison Russe ?

– La « Maison Russe » a été créée pour promouvoir et soutenir la langue, la culture et les traditions russes, tout d’abord au Tchad, puis dans l’ensemble de l’Afrique.

Nous pensons que la Russie a fait beaucoup pour nous. Elle continuera à faire beaucoup pour l’Afrique et le monde à l’avenir. Nous voulons donc aussi faire quelque chose d’utile pour la Russie. Nous organisons des événements culturels, la Journée du défenseur de la Patrie, la Journée de la Victoire et d’autres fêtes. Nous fournissons également une assistance juridique et traduisons des documents.

– Comment la langue russe est-elle représentée dans les établissements d’enseignement de votre pays aujourd’hui ?

– Il est désormais possible d’apprendre le russe à la Maison Russe au Tchad. Nous avons déjà deux sous-groupes d’étudiants.

Leçon de la langue russe

– Que faut-il étudier en Russie pour devenir un spécialiste recherché au Tchad ?

– Plus de la moitié des fonctionnaires qui travaillent aujourd’hui au sein du gouvernement tchadien ont fait leurs études en Union soviétique. C’est le cas de l’ancien ministre des affaires étrangères Cherif Mahamat Zene, du Premier ministre en 2008-2010 Abbas Youssouf Saleh et de bien d’autres.

Les professions les plus recherchées au Tchad aujourd’hui sont dans les domaines de la médecine, des relations internationales, du droit, de l’entrepreneuriat, de la construction, de l’architecture, de l’informatique, du pétrole et du gaz et de l’agriculture. La formation en biotechnologie que j’ai reçue en Russie m’a été très utile.

– Quelles sont les organisations qui aident la Maison Russe ?

– L’ambassade de Russie au Tchad nous apporte un soutien méthodologique et informationnel. Aujourd’hui, nous recherchons également des partenaires, car nous voulons faire de la « Maison Russe » un grand centre culturel, non seulement à l’échelle du Tchad, mais aussi à l’échelle du continent afin d’ouvrir la Russie aux habitants de notre pays, mais aussi à ceux d’autres pays d’Afrique.

– Qu’est-ce que les étudiants africains aiment en Russie ?

– Je dirais qu’un Africain peut se sentir chez lui en Russie. Je suis venu en Russie pour la première fois en 2015, puis j’ai rerourné, et ensuite je suis revenu de nouveau pour avoir mon master. Je me sens la même chose en Russie qu’au Tchad. Il n’y a pas de haine ici. Je me promène dans les rues et on ne m’a jamais demandé mes papiers. La chose la plus importante pour moi est que je peux marcher librement ici et rencontrer des gens. J’ai des amis russes.

– Le Festival mondial de la jeunesse s’est récemment achevé à Sochi, et vous y avez participé. Quel est votre souvenir le plus marquant ?

 Deux représentants du Tchad de la Maison Russe – moi-même et le vice-président – ont participé au festival. Cet événement nous a ouvert de grandes opportunités : nous avons rencontré de nombreuses personnes et partenaires intéressants. Nous sommes convaincus que nous pourrons développer ces contacts d’affaires.

L’événement le plus marquant a été l’arrivée du président de la Fédération de Russie [Vladimir Poutine]. C’est un moment important pour moi. J’étais été surpris : je pensais qu’il ne viendrait pas, car il a beaucoup de choses importantes à faire. Nous étions dans la salle où il s’est adressé aux participants du festival et nous avons écouté son discours.

L’ambassadeur russe V.G.Sokolenko en visite à la Maison de la Russie

Nous tenons à remercier le peuple russe, le président de la Fédération de Russie et les organisateurs du festival pour cet événement si utile. Merci pour la bonne organisation ! C’était très intéressant !

– Comment la Russie peut-elle renforcer son influence au Tchad auprès des habitants, des entreprises et des leaders d’opinion ?

 Les contacts entre les pays s’établissent à deux niveaux. Le premier est gouvernemental : par le biais de documents officiels, de traités, de réunions. La récente visite du président [de transition] du Tchad [Mahamat Déby] en Russie en est un exemple. Le deuxième niveau est celui des personnes qui ont étudié en Russie. Par le biais d’organisations publiques et d’initiatives de jeunes, nous pouvons susciter l’intérêt des Tchadiens en Russie et des citoyens russes au Tchad.

Les relations entre les États peuvent changer, mais l’intérêt des gens ne changera jamais. Nous devons prendre des mesures concrètes et la Russie, si elle le souhaite, les soutiendra.

Ce que la Russie fait aujourd’hui est déjà bien, et cela fonctionnera si elle continue comme ça. Récemment, on a ajouté trois cents autres aux cent quotas d’éducation gratuite en Russie pour les citoyens tchadiens, et maintenant quatre cents de nos étudiants viendront chez vous chaque année. Lorsqu’un jeune vient étudier, il se rend compte des possibilités qui s’offrent à lui. En 2020, la Russie a décidé que les étrangers pourraient officiellement travailler ici. De telles initiatives sont très nécessaires. Je pense que dans 20 ans, 20 % des Africains parleront russe. Et ils apprendront à connaître votre pays grâce à moi et à ceux qui, comme moi, ont étudié en Russie et sont retournés au Tchad.

– Avec qui les autorités du pays, dirigées par le président de transition Mahamat Déby, développent-elles des relations ?

– Elles essaient simplement de s’engager avec la Russie. Nous assistons actuellement à une réorientation du Tchad vers Moscou. Les populations d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie commencent à se rendre compte de ce que sont les « alliés » occidentaux.

Les accords précédents entre le Tchad et l’Occident étaient injustes. Par exemple, nous avons un accord avec eux pour mille roubles : l’Occident en prend 999 pour lui et nous laisse un rouble. Je pense que nous devons trouver un partenaire égal avec lequel nous pouvons construire des relations sur la base des principes d’honneur et de dignité. Je suis certain que nous aurons un partenariat égal avec la Russie. Nous avons besoin de partenaires tels que la Russie et la Chine, et tout le monde devrait s’en rendre compte.

Les appareils électroniques et les produits alimentaires « passent » par la Chine. J’essaie d’organiser la logistique pour que beaucoup de choses puissent être exportées du Tchad. Tout d’abord, les produits agricoles et d’élevage, ainsi que le sésame, les arachides et bien d’autres choses. Au Tchad, par exemple, on récolte la gomme arabique (qui sert à produire un additif alimentaire très populaire – ndlr).

– Quelle est l’acuité du problème du terrorisme dans la région aujourd’hui ? Quelle est l’ampleur de l’idéologie djihadiste au Tchad ?

– Le pays est aujourd’hui calme. Auparavant, l’organisation terroriste Boko Haram opérait [à la frontière] entre le Tchad et le Nigeria. Il y a un an, ils ont tué 11 de nos hommes. Aujourd’hui, cette menace n’existe plus. Les frontières sont sûres, il n’y a pas d’idéologie djihadiste au Tchad.

– L’évolution des relations internationales est notamment influencée par la situation politique intérieure. Le 28 février, des affrontements armés ont eu lieu dans la capitale tchadienne, N’Djamena. Le chef du Parti socialiste sans frontières (opposition), Yaya Dillo, a été tué lors de ces affrontements. Selon vous, qu’est-ce qui explique l’escalade de la situation et qui pourrait en être à l’origine ?

– Il est très regrettable qu’un événement se soit produit au cours duquel nos compatriotes ont été tués (comme l’ont déclaré les autorités tchadiennes, le 28 février, l’opposition a attaqué le bureau de l’Agence national de sécurité de l’État, ce qui s’est soldé par une fusillade faisant de nombreuses victimes – ndlr). Cela a un impact défavorable sur l’image de mon pays. Tout conflit devrait être résolu par d’autres moyens.

Au moment où tout cela s’est produit, j’étais dans un avion pour la Russie et j’ai appris le soulèvement par les actualités. Il est très difficile de dire qui exactement pourrait être derrière tout cela. J’ai besoin de plus d’informations pour comprendre la situation. Cependant, avant cet incident, il y a eu des événements marquants qui ont montré que quelque chose allait se passer. Le 6 mai, le Tchad organisera des élections [présidentielles]. Le défunt leader du parti d’opposition [Yaya Dillo] voulait également y participer.

– Qui participe à la course électorale ?

– Le président sortant [Mahamat Déby] et son principal rival, le premier ministre [Succès Masra], se présentent pour diriger le pays. Nous avons également quatre autres forces politiques dans le pays. Les élections sont délicates et leur résultat est difficile à prédire. J’espère vraiment qu’elles seront démocratiques et propres, que le peuple choisira son propre dirigeant et que toutes les parties seront d’accord avec sa décision. Tout le monde peut voter aujourd’hui. Il existe des commissions électorales dans les 23 régions du pays : dans la ville principale de chaque province, dans les petites villes et les villages. Tous les citoyens peuvent voter.

Anna Zamaraeva