Le Président Abdelmadjid Tebboune a répondu sèchement aux propos tenus récemment par son homologue Emmanuel Macron à propos du passé colonial français en Algérie. Une sortie qui semble marquer une rupture entre les deux dirigeants qui avaient, jusque-là, entretenu des rapports cordiaux.
Le chef de l’État algérien a fini par répondre à Emmanuel Macron. Lors d’une rencontre télévisée avec deux journalistes, diffusée dimanche 10 octobre 2021, l’essentiel des questions posées au Président Abdelmadjid Tebboune a tourné autour de la polémique sur la “rente mémorielle” provoquée par son homologue français à l’occasion d’un déjeuner avec des étudiants à l’Élysée.
“Nous avons des problèmes avec la France. La France nous a colonisés 132 ans. Durant cette période, des crimes horribles ont été commis dans ce pays. Des crimes qu’on ne peut pas effacer par des mots doux. Des tribus entières ont été exterminées”, a indiqué le Président algérien lors de cette rencontre.
Kärcher…
Jusqu’à présent, côté algérien, c’est Ramtane Lamamra, le ministre des Affaires étrangères, qui s’était chargé de répondre à Paris. “La faillite mémorielle que trahissent les propos concernant l’Algérie et le Mali, qui ont été tenus récemment, est malheureusement intergénérationnelle chez un certain nombre d’acteurs de la vie politique française, parfois aux niveaux les plus élevés”, avait déclaré le chef de la diplomatie algérienne, mardi 5 octobre, depuis Bamako. Il faut reconnaître qu’Abdelmadjid Tebboune a été moins “diplomate” que son ministre.
“Il n’y a rien d’irréversible dans les relations diplomatiques entre les États. Actuellement, nous sommes agressés dans notre chair, dans notre histoire, dans nos martyrs, nous nous défendons comme nous le pouvons. Si les choses se dissipent, il n’y aura plus de problèmes. Ce n’est pas avec les adeptes du Kärcher que les relations algéro-françaises redeviendront calmes”, a-t-il dit en faisant référence au Président de droite Nicolas Sarkozy.
Il est important de rappeler que le Président Emmanuel Macron s’était montré particulièrement bienveillant envers le chef de l’État algérien depuis le début de la crise entre les deux pays. Macron avait pris soin de ne pas inclure Tebboune dans le cercle du “système politico-militaire qui s’est construit sur cette rente mémorielle”. “On voit que le système algérien est fatigué, le Hirak l’a fragilisé. J’ai un bon dialogue avec le Président Tebboune, mais je vois qu’il est pris dans un système qui est très dur”, a-t-il dit. Le 5 octobre, face aux caméras de France Inter, il a une nouvelle fois montré sa proximité avec le Président algérien:
“J’ai le plus grand respect pour le peuple algérien, et j’entretiens des relations vraiment cordiales avec le Président Tebboune. Mais nous avons enclenché un travail, avec le rapport que nous avons demandé à Benjamin Stora […], avec la jeunesse française et franco-algérienne, et je continuerai ce travail“.
Il est évident que la sortie télévisée d’Abdelmadjid Tebboune est également un message à son homologue pour lui signifier que toute stratégie de “division” serait vaine. Dans cette crise, c’est l’État algérien qui répond à l’État français. L’entente cordialeentre les deux dirigeants aura duré près de deux années. Contacté par Sputnik, Chérif Dris, professeur de sciences politiques à l’École supérieure de journalisme d’Alger (ESJA) estime que les relations algéro-françaises sont étroitement liées aux rapports qu’entretiennent les deux chefs d’État. Selon lui, il est trop tôt pour dire “s’il y a un changement d’attitude au sujet de l’entente louée et vantée par les deux Présidents” car il y a toujours eu “des séquences de rapprochement et de distanciation” entre Alger et Paris.
“Il est trop tôt pour dire qu’il y a une rupture radicale entre les deux États. Il faut savoir que le rapport d’État à État est souvent marqué par l’élément l’historique. Si nous prenons l’exemple de la France et de l’Allemagne, les dirigeants des deux pays ont marqué de leur empreinte des séquences déterminantes. C’est le cas des binômes Adenauer-de Gaulle, Kohl-Mitterrand ou encore Schroeder-Chirac. Depuis l’indépendance de l’Algérie, certains dirigeants ont eu une relation forte avec des Présidents français: Boumediene-Giscard d’Estaing, Chadli-Mitterrand et Bouteflika-Chirac. Mais dans le cas des Présidents Tebboune et Macron, nous constatons que ces deux chefs d’État n’ont pas de rapports directs avec la guerre de libération nationale”, explique le professeur Chérif Dris.
Braconnage politique
Les Présidents algérien et français, font donc partie “de générations qui sont dépositaires d’un certain patrimoine historique, des générations qui n’ont pas connu la guerre et les crimes commis par le colonialisme”, relève Chérif Dris. “C’est une variable à prendre en considération car elle est très importante. Les relations entre les anciens chefs d’État qui avaient été des acteurs de cette histoire commune ont conditionné les rapports algéro-français même s’ils ont toujours évolué en dents de scie”. Selon lui, le contexte politique actuel en France ravive les tensions liées au passé colonial français. ” Emmanuel Macron étant en précampagne électorale, avec la montée de la droite nationaliste, nous pouvons dire qu’il est sous pression. C’est ce qui explique pourquoi il braconne sur le territoire de l’extrême droite en utilisant un répertoire imbibé d’une certaine nostalgie coloniale”, constate l’universitaire. Cette “droitisation” que connaît la France a finalement verrouillé le processus d’une reconnaissance sereine et assumée du passé colonial dans son ensemble.
“Il ne faut pas oublier que la France a une vision nationaliste de l’histoire, une conception jacobine et verticale, qui a tendance à se droitiser depuis quelques années. C’est ce qui fait que des segments de la société et de la classe politique en France refusent toute idée de remise en cause du passé colonial avec tout ce qu’il charrie comme crimes et comme événements très négatifs. En période électorale, cela se caractérise par un phénomène de retour au discours colonial”, souligne Chérif Dris.
En Algérie, précise le professeur de sciences politiques, “il est évident que le poids de la révolution, acte fondateur de l’identité algérienne, conditionne la place du pays sur la scène internationale ainsi que ses rapports avec les autres États”.
Source: Sputnik