Le premier ministre, Abiy Ahmed, est favori du scrutin législatif du 21 juin, reporté dans plusieurs régions en raison de la situation sécuritaire.
Dans cette ville fantôme parcourue de ruines, la fumée a laissé place à la désolation. A Ataye, commune de 70 000 habitants à 270 kilomètres au nord de la capitale éthiopienne Addis-Abeba, les combats à la mi-avril ont ravagé la moitié des habitations, commerces, banques. Dans les rues presque vides, il faut tout de même se frayer un chemin entre les carcasses de véhicules calcinés. Ici, les membres des deux plus importantes communautés du pays, Amhara et Oromo, se sont affrontés trois jours durant à propos d’un différend territorial, laissant la ville exsangue.
Paralysée depuis deux mois et entamant tout juste sa reconstruction, la bourgade ne votera pas le 21 juin, date des élections législatives éthiopiennes. Ataye ne sera d’ailleurs pas une exception. Plusieurs millions d’Ethiopiens manqueront le scrutin ce lundi, pourtant présenté comme « la première tentative d’élections libres et démocratiques » par le premier ministre et favori, Abiy Ahmed.
Sur 547 circonscriptions, 110 sont privées de vote en raison de l’insécurité grandissante dans le pays. La commission électorale éthiopienne, incapable de mener à bien l’inscription des électeurs dans ces districts, a annoncé que le scrutin s’y tiendrait finalement le 6 septembre. Quant à la province du Tigré, dévastée par la guerre qui oppose, depuis novembre, les forces gouvernementales et les partisans du Front populaire de libération du Tigré, elle est exclue du processus électoral.
La crainte de manifestations violentes
Dans ce contexte de plus en plus instable, Abiy Ahmed a besoin d’un mandat fort pour asseoir sa légitimité. Porté au pouvoir en 2018 à la faveur d’un compromis entre les partis de l’ancienne coalition, le chef du gouvernement se soumet pour la première fois à l’épreuve des urnes. Signe d’un certain empressement, le décompte des voix sera annoncé début juillet, sans que 20 % des Ethiopiens aient pu s’exprimer.
Quant à l’issue du scrutin, elle semble courue d’avance pour de nombreux observateurs. « La seule chose dont nous sommes sûrs en Ethiopie aujourd’hui, c’est que le Parti de la prospérité [du premier ministre Abiy Ahmed] va remporter les élections haut la main, résume un diplomate occidental. Le reste, c’est l’inconnu ! » Plus que l’attente des résultats, c’est la crainte de manifestations violentes qui domine à Addis-Abeba, à l’instar de celles qui ont paralysé le pays en juillet 2020.
« Le monde entier prédit que nous allons nous entre-déchirer, mais nous allons leur montrer que nous nous comportons autrement », a tonné Abiy Ahmed lors de son unique meeting de campagne, tenu près de sa ville natale, à Jimma, dans la région Oromia. L’optimisme du leader éthiopien est cependant loin d’être contagieux, aussi bien chez ses opposants qu’à l’étranger.
Retrait de la mission de l’UE
Les Etats-Unis, engagés dans un bras de fer diplomatique avec Addis-Abeba à propos du drame humanitaire et du risque de famine au Tigré, se sont officiellement inquiétés de l’environnement délétère dans lequel se déroule le vote. Selon le département d’Etat, « la détention de figures de l’opposition, le harcèlement des médias indépendants, les activités partisanes des gouvernements locaux et régionaux et les nombreux conflits interethniques et intercommunautaires à travers l’Ethiopie sont des obstacles à un processus électoral libre et équitable ».
Coup dur pour Abiy Ahmed, l’Union européenne, initialement mobilisée pour suivre le scrutin, a retiré sa mission d’observation en mai. Bruxelles met en cause le manque de coopération d’Addis-Abeba pour mener à bien une observation indépendante. Signe de la défiance actuelle, les ambassades ayant requis un accès aux bureaux de vote attendent toujours la validation de la commission électorale. En l’absence d’observateurs occidentaux, l’élection sera suivie par l’Union africaine et par une délégation russe en provenance de Moscou.
L’homme fort d’Addis-Abeba et Prix Nobel de la paix 2019 jouissait, il y a encore peu, de la bénédiction de l’Occident. L’amnistie accordée à 40 000 prisonniers politiques en 2018, ainsi qu’une communication habile mêlant droits humains et libéralisme économique avaient séduit le comité Nobel et des chefs d’Etats, à l’instar d’Emmanuel Macron. La lune de miel a pris fin en 2020, au moment de la répression des oppositions nationalistes.
« Détentions arbitraires »
Aujourd’hui, le premier ministre doit composer avec un paysage politique très fragmenté. Alors que les Tigréens expriment des velléités d’indépendance, les nationalistes amharas font de plus en plus d’ombre au Parti de la prospérité. Une insurrection armée sourd également dans la région Oromia, la plus grande province du pays, dans laquelle les formations d’opposition ont décidé de boycotter l’élection après l’emprisonnement de leurs leaders.
Si des dizaines de milliers de prisonniers politiques ont été graciés, des milliers d’autres ont récemment fait le chemin inverse. Parmi eux, le charismatique Jawar Mohammed, porte-voix d’une partie de la jeunesse oromo, en grève de la faim derrière les barreaux pendant tout le mois de février. L’ancien journaliste Eskinder Nega attend, lui, désespérément le début de son procès depuis sa cellule. Sa candidature ayant été enregistrée au dernier moment, il sera autorisé à participer au scrutin depuis sa prison.
Sept formations ont dénoncé dans un communiqué commun les méthodes de la majorité au pouvoir. Ils évoquent « le harcèlement, les meurtres et les détentions arbitraires », ainsi que « des pressions directes sur les candidats pour qu’ils retirent leur candidature, des démolitions de pancartes de campagne pour les remplacer par celles du Parti de la prospérité. » Wassihun Gebreegizaber, universitaire et observateur du dernier scrutin, avoue qu’il « ne voit aucune différence avec l’élection de 2015 », à l’époque publiquement critiquée pour son caractère autoritaire.
La tête de liste d’un des partis nationaux, qui souhaite garder l’anonymat, assure dans un entretien au Monde « ne même pas croire en la légitimité du scrutin » auquel il prend part. Opposant du premier ministre, il craint une nouvelle vague de répression après le scrutin. « Si c’est le cas, je me retrouverai en prison, je n’ai aucun doute là-dessus », lâche-t-il.
Pourtant, la bonne tenue de l’élection représente l’un des derniers espoirs pour Abiy Ahmed de rétablir la confiance avec ses partenaires internationaux. Les pressions européennes et les sanctions financières américaines ont provoqué une réaction frontale à Addis-Abeba, qui se dit prête à « revoir la nature de ses liens bilatéraux avec les Etats-Unis ». Mais, à la tête d’un pays au bord du surendettement, Abiy Ahmed pourra difficilement se passer de la bienveillance des institutions financières s’il souhaite que son projet de prospérité reste crédible.
Source: Le Monde