La chambre des comptes de la Cour suprême a relevé dans un rapport trente fautes de gestion. Deux ministères sont visés : celui de la santé et celui de la recherche scientifique.
« Mes patients n’avaient pas d’oxygène. Les personnels soignants ont manqué d’équipements de protection individuelle. C’est toujours le cas. Beaucoup sont morts. On aurait pu les sauver si on n’avait pas eu ces manquements », se désole le docteur Simon*, assis derrière son bureau à l’hôpital Laquintinie de Douala, l’un des centres de prise en charge des malades infectés par le Covid-19 dans la capitale économique du Cameroun.
Le regard rivé sur son smartphone, il fait défiler le rapport d’audit de la chambre des comptes de la Cour suprême. « Je n’arrive pas à croire que ce gouvernement ait choisi de détourner des milliards de francs CFA et de laisser mourir des innocents, confie le médecin. C’est cruel. »
Le document d’une vingtaine de pages daté de mars 2021 a fuité sur les réseaux sociaux le 19 mai. La chambre des comptes y dresse le bilan de l’utilisation du fonds spécial de solidarité nationale créé en 2020 par Paul Biya, président de la République depuis trente-huit ans, « pour la lutte contre le coronavirus et ses répercussions économiques et sociales » au Cameroun.
Doté de 180 milliards de francs CFA (quelque 275 millions d’euros), il devait servir, entre autres, à l’achat d’équipements de protection, de tests, d’ambulances, de médicaments, et à la prise en charge de la quarantaine des voyageurs.
« De nombreux abus »
Si la chambre des comptes note que la stratégie gouvernementale a été « prompte » voire « bien élaborée », permettant ainsi de contenir la propagation de la pandémie, elle relève cependant que la gestion financière a « mis à jour des faiblesses et révélé de nombreux abus ».
Des soupçons de corruption circulaient depuis plusieurs mois à Yaoundé, la capitale. Début avril, la présidence de la République a repris en main la gestion du Covid-19, confiée depuis 2020 au premier ministre Joseph John Ngute et à son gouvernement.
Une « volonté soudaine », selon Sarah Saadoun, chercheuse senior auprès de la division Entreprises et droits humains à Human Rights Watch (HRW), qui serait liée aux négociations avec le Fonds monétaire international (FMI) pour l’obtention d’un troisième prêt d’urgence.
Le rapport d’audit commandé à la Cour suprême aurait permis aux autorités de s’attirer les bonnes grâces du FMI. Avec un certain succès : dans un communiqué paru le 27 mai, l’institution internationale a annoncé avoir trouvé un nouvel accord avec le Cameroun, indiquant néanmoins que « les efforts visant à améliorer la gouvernance avec une application efficace du cadre juridique anticorruption seront aussi essentiels ».
« Covidgate »
Dans le rapport d’étape de la chambre des comptes déjà qualifié de « Covidgate » au Cameroun, les auditeurs ciblent tout particulièrement deux ministères qui ont joué un « rôle central » dans la riposte contre la pandémie : le ministère de la santé publique et celui de la recherche scientifique et de l’innovation.
Opacité dans la passation des marchés, dépassements des budgets alloués, détournements, surfacturations flagrantes… Le tableau dressé est accablant. Une gabegie qu’illustre bien le volet sur les tests de dépistage rapides acquis via les sociétés Mediline Medical Cameroun (MMC) et Moda Holding Hong Kong (actionnaire de MMC) de Mohamadou Dabo, un homme d’affaires camerounais et consul honoraire de la Corée du Sud, par ailleurs proche du régime de Yaoundé.
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Selon la chambre des comptes, MMC a bénéficié d’un « quasi-monopole », raflant 90 % des tests achetés pour 95 % des crédits engagés, au détriment de deux autres prestataires locaux ayant pourtant une expérience « avérée » dans la vente des médicaments et dispositifs médicaux.
Moda Holding a, quant à elle, imputé au ministère de la santé des coûts de transport « non proportionnels aux quantités de tests livrés ». Ainsi, notent les auditeurs, un test Covid-19 acheté chez MMC a coûté 17 500 francs CFA (près de 27 euros) l’unité, soit 10 415 francs CFA (près de 16 euros) plus cher que le prix du fabricant SD Biosensor qui le vendait à 7 084 francs CFA (près de 11 euros), ce qui a fait perdre à l’Etat 14,5 milliards de francs CFA (quelque 22 millions d’euros).
Les soignants ne sont pas protégés
Au quatrième trimestre 2020, alors que le Fonds mondial de la lutte contre le VIH, la tuberculose et le paludisme proposait ses tests à 2 932 francs CFA (4,50 euros) l’unité, le gouvernement a continué à s’approvisionner chez MMC, une entreprise créée en 2017 et dont « le solde était nul » jusqu’au 2 juin 2020.
« On peut en conclure que Mediline Medical Cameroun a été réactivée pour les besoins de la cause », précisent les auditeurs, qui notent le dépassement de 21 milliards de francs CFA (32 millions d’euros) du budget initial alloué à l’achat des tests ou encore l’absence de 610 000 tests de dépistage facturés par MMC et manquant à l’inventaire.
Depuis le début de la pandémie, les difficultés liées au dépistage ont alimenté les réseaux de corruption et encouragé l’achat de faux tests négatifs par les personnes souhaitant voyager. Les soignants, eux, n’ont cessé de se plaindre de problèmes de primes ou encore du manque d’équipement.
Selon le rapport de situation Covid-19 du 13 au 19 mai, 2 664 d’entre eux ont été infectés pour 39 décès au Cameroun. « Le personnel n’est pas protégé, ni pris en charge gratuitement comme le dit le ministre de la santé », dénonce Essiane Endameyo, secrétaire général du Syndicat national des établissements et entreprises du secteur de la santé.
« Ce pillage à outrance qui met le pays en lambeaux »
L’un de ses amis et collègues est mort il y a trois mois après avoir été hospitalisé à « l’ancien Orca », une annexe de l’hôpital central de Yaoundé transformé en centre de prise en charge des malades atteints du Covid-19, surnommé « le mouroir ».
Dans le rapport, la chambre des comptes précise que l’acquisition des équipements de protection individuelle a été budgétisée à près de 3 milliards de francs CFA et les engagements ont été faits à hauteur de 23 milliards, soit un dépassement de 20 milliards. L’achat de ce matériel à des prix supérieurs à ceux fixés par l’Etat a également fait perdre 1,2 milliard de francs CFA au trésor.
Depuis sa parution, le rapport suscite l’indignation dans le pays. « On se demande où on va arriver avec ce pillage à outrance qui met le pays en lambeaux », dénonce Philippe Nanga, coordonnateur de l’ONG Un Monde avenir et secrétaire général de la plate-forme des organisations de la société civile de Douala.
Si des ministres et des responsables sont depuis auditionnés par les enquêteurs du Tribunal criminel spécial (TCS) – créé pour enquêter et juger les personnes soupçonnées d’avoir détourné des deniers publics –, de nombreux Camerounais réclament la démission voire l’arrestation de Manaouda Malachie, ministre de la santé publique, ou de Madeleine Tchuente, ministre de la recherche scientifique et de l’innovation.
Dans un communiqué, Emmanuel Sadi, le porte-parole du gouvernement, a réagi en dénonçant un « emballement médiatique » et une « vindicte populaire » ne tenant pas compte de la « présomption d’innocence ». La remarque a courroucé certains Camerounais, qui s’insurgent contre ce deux poids deux mesures dont n’ont pas bénéficié de nombreux opposants et membres de la société civile aujourd’hui emprisonnés.
« Cette agitation ne changera pas le régime. Ce ne sont malheureusement pas les véritables voleurs qui iront en prison, seulement ceux ayant moins d’appui au sommet ou les plus encombrants. J’ai des jeunes médecins qui me disent depuis quelques jours qu’ils cherchent les voies et moyens pour quitter le pays. Ils ont raison. A quoi bon se sacrifier et voir mourir ses patients alors qu’ils auraient pu être sauvés ? », s’interroge un membre de l’ordre des médecins du Cameroun.
Dans la conclusion de son rapport, la chambre des comptes de la Cour suprême relève trente fautes de gestion et recommande l’ouverture de dix procédures concernant des faits susceptibles de constituer des infractions à la loi pénale.
Source: Rfi