Peint sur un mur de Dakar, le graffiti est sans nuance. On y voit le président Macky Sall, pistolet au poing, abattre de sang-froid un manifestant. La manche de son costume est aux couleurs de la France. Mais la fresque montrant le chef de l’Etat en bras armé de l’ancienne puissance coloniale n’a pas tenu longtemps : elle a été rapidement recouverte. Une couche de peinture blanche après une flambée de protestations comme le Sénégal n’en avait jamais vécu.
Le pays a connu entre le 3 et le 8 mars un nombre de morts inédit – entre dix et treize selon les bilans du pouvoir et de l’opposition – et a vu exploser les interrogations sur le devenir de sa démocratie, soulevées par l’arrestation, puis la remise en liberté sous contrôle judiciaire, d’Ousmane Sonko, opposant iconoclaste accusé de viols par une jeune employée d’un salon de massage.
Somme de ressentiments
Une autre question s’est posée dans les jours qui ont suivi les émeutes : le pays de la Teranga (« l’hospitalité », en wolof) est-il saisi par une poussée de fièvre anti-française, ce sentiment diffus qui a gagné certains pans de la jeunesse africaine ? Des enseignes venues de l’Hexagone ont subi la foudre directe des manifestants, sans que le sens de cette vindicte ait pu être identifié.
A l’exception peut-être de celle entretenue avec la Côte d’Ivoire, la relation entre la France et le Sénégal est sûrement la plus complexe d’Afrique francophone.
Nourrie par une histoire dont les plaies n’ont pas toujours cicatrisé et une somme de ressentiments qui vont d’une politique des visas à sens unique à la croyance d’une soumission permanente des dirigeants nationaux, la défiance toujours latente contre la France dans le débat public a été alimentée ces dernières années par des militants comme Guy Marius Sagna, du mouvement Frapp-France Dégage, dont l’actualité alterne entre entrées et sorties de prison, ou le Franco-Béninois Kémi Séba, expulsé du pays en 2017 après avoir brûlé en public un billet de 5 000 francs CFA (7,60 euros), une monnaie qui est, selon lui, le symbole de « l’impérialisme économique » français.
Des casseurs « qui ont faim »
Si Dakar ouvre depuis plus d’une décennie les bras aux investisseurs du Golfe, de Chine ou de Turquie, Paris demeure le premier partenaire économique. C’est de loin celui dont les intérêts commerciaux, bien qu’en recul, restent les plus visibles. Sur le plan politique, Macky Sall est sur le continent l’un des interlocuteurs privilégiés d’Emmanuel Macron depuis l’arrivée de ce dernier à l’Elysée. Il l’était déjà du temps de son prédécesseur, François Hollande.
« N’allez pas croire pour autant que nous allons sacrifier le Sénégal pour les beaux yeux de Marianne. Nous sommes sortis de ce complexe colonial. Nous sommes dans la réalisation d’une ambition économique », intervient Seydou Gueye, le porte-parole de la présidence, en se faisant le promoteur d’un pays « ouvert sur le monde » quand ses adversaires seraient l’émanation d’un « dégagisme mondial animé par une resucée des thèses sur la libération nationale ».
Avec le souci de polir son image en vue de se tracer un destin présidentiel, Ousmane Sonko, dès son retour sur la scène politique, a tenu à réfuter toute « animosité dirigée contre un pays ou un peuple » : « J’ai toujours dit que nous n’avons pas de problème avec la France et qu’aujourd’hui, il faut poser la question simplement de manière générale en termes de relations équilibrées avec nos partenaires. »
Le pillage et le saccage d’enseignes françaises mais aussi sénégalaises, qu’il déplore, seraient bien davantage le fait de casseurs « qui ont faim » que le résultat d’un acte aux « motivations politiques », a-t-il expliqué dans une conférence de presse tenue le 16 mars… dans les locaux de ses alliés de Frapp-France Dégage.
Effet d’aubaine
Un évident effet d’aubaine a pu animer de nombreuses personnes à l’idée de repartir d’un supermarché les bras chargés de courses gratuites, alors que les restrictions imposées depuis un an pour juguler la pandémie de Covid-19 ont sérieusement affecté les bourses des ménages. Des bandits ont également pu profiter du trouble ambiant, comme dans le vol puis l’incendie par des hommes cagoulés d’une station-service Total à Dakar.
In fine, quatre entreprises d’origine française semblent avoir été ciblées quand toutes les autres, ainsi que des lieux symboliques, comme l’Alliance française ou le lycée français Jean-Mermoz, ont été dans l’ensemble épargnés. Quatre entreprises qui ont la particularité d’être parmi les plus insérées dans le quotidien des Sénégalais, en particulier des Dakarois.
Eiffage, qui a réalisé l’autoroute de l’Avenir reliant la capitale au nouvel aéroport Blaise-Diagne en passant par la ville nouvelle de Diamniadio, a subi d’importants dégâts et des vols. La succession de péages destinés à rentabiliser l’ouvrage est un motif de plainte des usagers et le contrat de concession était régulièrement dénoncé par ses détracteurs comme une preuve de « l’asservissement des autorités aux intérêts français ». Opportunément, l’entreprise et l’Etat ont, le 16 mars, réaménagé leur partenariat au bénéfice de Dakar.
Total, dont vingt-quatre stations-service ont été attaquées, et Orange, le premier opérateur téléphonique du pays, dont un nombre indéterminé de kiosques et de boutiques ont été vandalisés, sont présents sur tout le territoire, y compris dans les quartiers les plus populaires. Les deux entreprises, parmi les mieux implantées en Afrique, sont désormais des objets politiques qui font l’objet de débats souvent virulents.
En 2017, la signature de contrats d’exploration et de production entre le Sénégal et le pétrolier s’était accompagnée de la retentissante démission-révocation du ministre de l’énergie, Thierno Alassane Sall. Quelques mois plus tard, en vue de la présidentielle de 2019, il se présentait comme le candidat « de la génération qui lutte pour l’émancipation et l’indépendance », en révolte contre ceux « qui pensent que parce que la France nous donne des sucettes, on doit leur donner notre pétrole en échange, sans exiger le juste prix ». Orange est pour sa part l’objet de critiques récurrentes pour les tarifs qu’il pratique.
Auchan, une cible de choix pour les pillards
Une enseigne est cependant apparue comme la première victime de ces quelques jours d’émeutes qui ont secoué le Sénégal. Avec vingt-quatre de ses trente-trois magasins touchés à des degrés divers, Auchan a été une cible de choix pour les pillards, quand ses principaux concurrents, y compris français, n’ont subi dans l’ensemble aucun dommage.
L’explication tient peut-être, selon de nombreux Sénégalais, en un slogan : « Moins cher tout le temps ! » De quoi ravir des classes moyennes mais aussi populaires qui peuvent s’approvisionner, y compris dans la soirée, à des « prix régulés ». Mais de quoi aussi se mettre à dos un monde de petits commerçants décontenancés face à cette multinationale qui casse les prix et réduit les bénéfices que peut notamment permettre l’inflation en période de fête religieuse.
Dès le début du tourbillon, la direction de l’entreprise s’est efforcée de relayer le message suivant : « S’attaquer à Auchan en croyant viser des intérêts français est une erreur de cible et est négatif pour le Sénégal lui-même. Au Sénégal, nous faisons vivre près de 1 700 familles sénégalaises, nous permettons à plus de 500 producteurs et industriels sénégalais de se développer et d’embaucher. »
Aujourd’hui que le vent est tombé, chaque supermarché rouvre aussi vite que possible. « Les pertes seront colossales mais personne n’a été mis au chômage. Beaucoup de clients viennent nous dire “excusez-nous”, même si certains se sont peut-être servis », raconte un gérant. A quelques centaines de mètres, une succursale d’un concurrent français affiche le plus lisiblement possible sur son étalage d’entrée : « La quinzaine du consommer local. » La publicité n’est pas neutre mais l’image de la France ne l’est pas non plus.
Source: Le Monde