Publié aux éditions Emmanuelle Collas, son roman « Les Impatientes » s’intéresse au mariage forcé, au viol conjugal et à la polygamie à travers le destin de trois femmes.
Le 6 octobre, tandis que le milieu littéraire digérait l’éviction du favori Emmanuel Carrère de la deuxième sélection du prix Goncourt, deux femmes, elles, ne pouvaient masquer leur joie : l’éditrice Emmanuelle Collas et Djaïli Amadou Amal. L’écrivaine camerounaise, publiée pour la première fois en France, pensait bien quitter la course ce jour-là. Elle est toujours en lice.
Soyons francs : rares sont ceux qui l’avaient vue venir dans cette rentrée littéraire marquée par la présence d’auteurs africains repérés en France, comme Gauz ou Fiston Mwanza Mujila. Son roman, Les Impatientes, traite du mariage forcé, du viol conjugal et de la polygamie à travers le destin de trois femmes à qui l’on répète sans cesse : « Munyal ! » (« patience », en peul). A l’instar de ses personnages, Djaïli Amadou Amal, 45 ans, est peule, musulmane et originaire de Maroua, dans la région camerounaise de l’Extrême-Nord, où elle a situé son roman.
L’écrivaine, de père camerounais et de mère égyptienne, n’en est pas à ses débuts et Les Impatientes rassemble des sujets qui la travaillent depuis longtemps. Enfant, dit-elle, elle lisait beaucoup. Amadou Hampaté Bâ, Ferdinand Oyono, Ken Bugul, ainsi que des romans sur le mariage comme Une si longue lettre, de Mariama Bâ, et Sous l’orage, de Seydou Badian Kouyaté, qui l’ont fortement inspirée. « Mais vous savez qui je préfère ? Juliette Benzoni ! J’adore son héroïne, Catherine de Montsalvy ! » Avouer son affection pour l’autrice de romans historiques à succès (décédée en 2016) la fait éclater de rire.
« L’écriture a été un exutoire »
En 1998, Djaïli Amadou Amal a réussi à quitter un « milliardaire » d’une cinquantaine d’années qui l’avait demandée en mariage lorsqu’elle n’avait que 17 ans, alors qu’elle rêvait de devenir journaliste. « Après avoir vécu cinq années difficiles à ses côtés, j’avais juste envie de me suicider, confie-t-elle. Il n’y a pas de psy dans ma région, l’écriture a été un exutoire. » Son manuscrit, pétri de colère, reste dans les tiroirs.
Dix ans plus tard, elle quitte un deuxième époux, violent, et s’installe à Yaoundé. Son entourage tente de la convaincre de revenir et son mari kidnappe leurs deux filles pour la punir. Mais elle se bat, travaille grâce à son BTS en gestion – les seules études que son époux l’a autorisée à suivre. Elle vend ses bijoux en or, achète un ordinateur, une table, une chaise et écrit. Walaande, l’art de partager un mari paraît en 2010 aux éditions Ifrikiya, à Yaoundé. Il raconte l’histoire de quatre femmes vivant dans la même concession et qui ne font qu’attendre leur tour auprès de leur époux.
A Maroua, Djaïli Amadou Amal organise une séance de dédicaces, à laquelle le gouverneur de la région assiste. Il achète le livre puis, conquis, décide de la soutenir. Sa « protégée » connaît un succès public au Cameroun et est invitée au Salon du livre de Paris en 2012. Parallèlement, elle crée Femmes du Sahel, une association pour l’éducation des filles de la région, soutenue par des entreprises camerounaises et par les ambassades des Etats-Unis et de France.
L’année suivante paraît chez le même éditeur Mistiriijo, la mangeuse d’âmes, un roman qui parle d’accusations de sorcellerie et de la tradition du « hirdé » : dans une case, une femme « libérée du mariage » recevait des hommes pour des joutes oratoires, avant de désigner le gagnant et de décider jusqu’où elle souhaitait aller avec lui. « La colonisation puis la montée du wahhabisme ont eu raison du hirdé », regrette l’écrivaine, qui veut « décrire tout ce qui est beau dans [sa] culture et dénoncer tout ce qui est faux dans notre société, parce qu’il faut savoir dire “non” quand les traditions engendrent de la souffrance ».
« La plus pernicieuse des violences »
L’écriture de Munyal, les larmes de la patience (éd. Proximité, Yaoundé, 2017) vient peu après. L’histoire croise les destins de Ramla, amoureuse d’Aminou mais mariée de force au riche époux de Safira, et de sa sœur Hindou, contrainte d’épouser son cousin Moubarak, qui la viole quelques heures seulement après la cérémonie.
Révoltée, battante ou battue, les femmes prennent la parole à tour de rôle dans ce roman dont la construction et le propos sont avant tout didactiques : chaque partie montre une forme de violence subie dans le mariage. La description du « pulaaku » – l’ensemble des règles morales et sociales qui déterminent la manière d’être peule –, l’injustice des situations vécues et la crudité de certains dialogues frappent le lecteur, bien plus que le style simple et direct et les personnages un peu archétypaux.
A Ramla, qui voudrait devenir pharmacienne et épouser celui qu’elle aime, à Safira, qui se sent trahie par l’arrivée de la coépouse, à Hindou, qui manque de défaillir sous les coups, les femmes de la concession disent : « Munyal ! » « A l’origine, la patience est une valeur, explique l’autrice. Mais en vérité, cela veut dire : “Supporte, accepte, soumets-toi parce que tu es une femme et que tu dois faire ce qu’on attend de toi !” » Si les parents agissent de la sorte pour protéger leurs filles, le mariage précoce demeure « la plus pernicieuse des violences, celle qui, privant les jeunes filles d’éducation, engendre les autres violences car elle crée de la dépendance », ajoute-t-elle.
En 2019, Munyal reçoit le prix Orange du livre en Afrique et Emmanuelle Collas lit pour la première fois Djaïli Amadou Amal à cette occasion. L’historienne de l’Antiquité a fondé une maison indépendante à son nom en 2018, après avoir dirigé pendant douze ans les éditions Galaade. Elle s’intéresse au Sahel et à la cause des femmes et suit l’autrice depuis longtemps sur les réseaux sociaux. L’éditrice veut « retravailler le texte pour qu’il devienne universel, qu’il puisse être lu partout dans le monde ». Pas question d’enlever les mots en peul qui émaillent le texte en français, ni de multiplier les notes de bas de page. Le livre est paru en France en septembre sous le titre Les Impatientes.
Remariée à un écrivain avec qui elle a deux autres enfants, Djaïli Amadou Amal se réjouit d’avoir su protéger ses filles – l’une étudie le droit, l’autre la psychologie. Ses livres suscitent parfois « des agressions verbales très dures » et des désaccords : « Mais globalement les gens sont fiers d’avoir pour la première fois une femme écrivain dans l’Extrême-Nord. Sur Facebook, tout le monde dit : “Allez le Cameroun ! On doit avoir le Goncourt !” » Le nom du pays résonnera peut-être encore le 27 octobre si elle fait partie des quatre finalistes du prix littéraire, qui sera décerné 10 novembre.
Source : Le Monde