Madagascar 1960: le pari françafricain de Philibert Tsiranana

AFP Philibert Tsiranana, le 12 avril 1960, revient de Paris où il a signé un accord avec la France pour l'accession à l'indépendance de Madagascar qui sera effective le 26 juin 1960.

Le 26 juin 1960, Madagascar proclamait son indépendance. La Grande Île retrouvait sa souveraineté après plus d’un demi-siècle de colonisation française. Dans l’esprit du président malgache de l’époque, Philibert Tsiranana, cette indépendance doit se faire de manière progressive et en maintenant des liens avec l’ancienne métropole. Mais sa gouvernance et ses choix finissent par provoquer en 1972 un mouvement populaire qui entraînera sa chute.

 Ils sont des milliers à être venus au stade de Mahamasina, à Antananarivo, en cette fin de matinée. Une foule serrée s’est installée. Des dames se protègent des rayons du soleil à l’aide d’élégants parasols. Des Tananariviens portent le Lamba, une grande étole par laquelle ils affichent leur identité malgache. Celle-ci va s’affirmer dans quelques instants dans toute sa force. « Mahamasina ». Littéralement : « ce qui rend sacré ». Le stade d’Antananarivo a la solennité nécessaire pour une proclamation d’indépendance.

Jocelyn Rafidinarivo,plus connu à Madagascar sous le pseudonyme de « Jean-Louis Rafidy » suit la cérémonie aux premières loges. Il est jeune reporter de la radio malgache. « La foule était déjà très, très excitée, se souvient-il soixante ans plus tard au micro de RFI. Ca bougeait dans les gradins. Puis, quand les coups de canons ont retenti, la cérémonie a commencé. On entendait presque le silence. »

Le leader malgache Philibert Tsiranana et Jean Foyer, le secrétaire d’État français, en charge des Relations au sein de la communauté se sont hissés sur une roche sacrée héritée du temps de la monarchie. Jean Foyer, tout d’abord, s’avance vers le micro : « La République française reconnaît la République malgache en tant qu’État indépendant et souverain. Elle lui exprime ses vœux de prospérité et sa confiance en son avenir. » Puis Tsiranana prend la parole et proclame, en malgache, l’indépendance de la Grande île, redevenue souveraine.

Jean-Louis Rafidy poursuit son récit : « L’émotion est difficile à décrire. On voit bien que tout le monde était tendu. Et quand le président Tsiranana a annoncé ‘nous sommes indépendants, Madagascar est indépendant’, là il y a eu le cri de toute la foule. On ne sait plus si les applaudissements crépitaient plus forts que les interjections et les hurlements, mais c’était quelque chose d’inouï. C’était vraiment l’accomplissement. »

« Le stade de Mahamasina était plein à craquer, se souvient de son côté Victor Razafiniarivo, qui n’était alors qu’enfant. Je n’ai jamais pu oublier cet événement-là parce qu’on a chanté pour la première fois l’hymne national, Ry Tanindrazanay malala ô, c’est-à-dire chère patrie… et on était vraiment fiers ! Presque tous les élèves de Tana ont pris part au défilé. »

Défilé en l'honneur de l'indépendance de Madagascar le 26 juin 1960.

Défilé en l’honneur de l’indépendance de Madagascar le 26 juin 1960. Wikipédia/Polaert

 

La fierté, les symboles. Désiré Ramakavelo a 20 ans quand l’indépendance est proclamée. Il est sur le point de partir en France pour passer le concours d’entrée à l’école militaire de Saint-Cyr (Il est, depuis, devenu général). Il a été particulièrement touché par le premier défilé de l’armée nationale… et ému d’entendre Philibert Tsiranana proclamer l’indépendance en malgache. « Le jour du 26 juin, raconte-t-il, on a poussé vraiment un soupir de soulagement, en se disant ‘ça y est il y a quelque chose qui change’. On était vraiment dans l’allégresse. Le défilé se passait en ville et c’est la première fois qu’on voyait une armée malgache. C’était comme si on rêvait. Ca a laissé un souvenir ineffaçable. Ca a donné un changement dans ma tête, dans mon cœur, dans mon être. Tant qu’on n’a jamais été colonisé, on ne comprendra peut-être pas. »

Pour autant, les malgaches sont-ils tous acquis à l’indépendance telle qu’elle vient d’être obtenue ? Les cœurs sont partagés. Personne n’a oublié que, le 28 septembre 1958, la capitale Antananarivo a majoritairement voté « Non » à la Communauté franco-africaine proposée par le général de Gaulle. Tana a suivi l’avis de son maire, le pasteur Richard Andriamanjato. Son parti, l’AKFM (le Parti du congrès pour l’indépendance de Madagascar), a été créé dans les jours qui ont suivi le référendum du 28 septembre et il bouscule, depuis, le pouvoir sur cette question de l’indépendance.

Retour des héros de l’indépendance

La fête rebondit à la fin du mois de juillet et prend alors une dimension pleinement populaire. Philibert Tsiranana a réussi un véritable coup politique en faisant revenir au pays les trois députés qui étaient détenus en France depuis l’insurrection de 1947 : Joseph Ravoahangy, Joseph Raseta et Jacques Rabemananjara. Les trois hommes sont associés à la célébration de cette indépendance pour laquelle ils ont sacrifié leur liberté. Leurs noms vont vite s’inscrire dans l’histoire. « C’était des gens qui avaient lutté pour l’indépendance de Madagascar, explique l’historienne Helihanta Rajaonarison, et d’ailleurs on leur accorde la paternité de l’indépendance. Pour tous les Tananariviens que j’ai interrogés, les héros c’étaient les parlementaires. C’était eux qui avaient souffert pour cette indépendance-là. »

Ces jours-là, en tout cas, on installe les podiums. On organise des concours de chant. Et l’on danse, sur le tube de l’indépendance : « Azonay Tsy Avelanay », joué par la troupe d’Odeam Rakoto.Une phrase unique, répétée sur un rythme entraînant : « Nous l’avons eue (l’indépendance), nous ne la lâcherons plus ». Le fils de d’Odeam Rakoto, Doly Odeamson, s’en souvient encore : « Ah c’était la fête, c’était les lampions ! Le président Tsiranana déambulait sur la place d’Analakely, tout seul, comme ça, parmi les gens, il n’y avait pas d’insécurité. Ce dont je me souviens, c’est que l’avenue était pleine de monde. Qu’il y avait des chanteurs. Et que mon père allait chanter cette chanson qui est devenue un slogan de tous les Malgaches. J’étais dans les coulisses. Je gardais les costumes, je restais en bas du podium. Ça se passait le soir, de 18h à minuit. »

C’était la fête.

Témoignage d’Odeamson Rakoto, fils d’Odeam Rakoto chanteur populaire des années 1960

Sarah Tétaud

Indépendance négociée vs « sécession »

Cette indépendance est aux antipodes de celle obtenue, dans la rupture, par la Guinée deux ans plus tôt. Tsiranana est proche du général de Gaulle. Il soutient, à la différence du Guinéen Sékou Touré, le nouveau cadre dans lequel Paris veut reconfigurer ses relations avec ses anciennes colonies d’Afrique noire, la Communauté française. Les modalités de l’indépendance malgache ont été négociées. Dès l’indépendance proclamée, des accords franco-malgaches ont été signés le 27 juin. Tsiranana est convaincu que la jeune République doit maintenir des liens étroits avec Paris : « Pour lui, analyse l’historienne Lucile Rabearimanana, la France c’est le monde libéral et dans cette période de guerre froide, il se met du côté vraiment du monde libéral, du capitalisme… c’est aussi une vraie conviction chez Philibert Tsiranana que la culture française et la langue française sont ce qui relie Madagascar au reste du monde. » Le premier président de l’indépendance fait aussi preuve d’une bonne dose de pragmatisme : « En matière d’économie, poursuit l’universitaire à la retraite, il trouve que Madagascar est pauvre et que justement, sans l’aide de la France, sans les investissements français, Madagascar ne s’en sortira jamais. » Conséquence : les entreprises françaises jouent un rôle central dans l’économie post-indépendance, les conseillers français sont omniprésents au sein de l’État. La culture et la langue française occupent une place de choix dans la culture dominante.

Le Général Charles de Gaulle et Philibert Tsiranana à Madagascar, en 1958

Le Général Charles de Gaulle et Philibert Tsiranana à Madagascar, en 1958 Archives RFI

La Première République apparaît, comme le rappelle l’historien Nicolas Courtin, comme une « Post-Colonie ». « Le régime de Philibert Tsiranana, explique-t-il, est considéré comme une pièce maîtresse d’un plus large puzzle, faisant le lit de la Françafrique à l’heure des indépendances. Les accords d’indépendance, signés entre juin et juillet 1960, assortis des accords secrets de défense inscrivent la République malgache dans le pré Carré. La politique conduite par Tsiranana rejoint, dès 1960 et la crise du Congo Léopoldville, la ligne tracée par Félix Houphouët-Boigny qui réunit autour de lui la famille africaine francophone dans une ligne d’alliance étroite avec la France. »

« Deuxième indépendance »

Deux générations plus tard, la petite-fille de Tsiranana, Éliana Bezaza a repris les commandes du parti qu’il a fondé, le Parti social-démocrate. Selon elle, le maintien de la présence française était nécessaire à l’époque. « Rester avec les anciens colonisateurs, dit-elle, c’était un choix délibéré, notamment dans un contexte de guerre froide. La défense du territoire a été attribuée à la France et, en contrepartie, Madagascar était une chasse gardée… mais le régime jouissait de la sécurité nécessaire pour se consacrer au développement de son peuple. Cette nuance a été très mal comprise par les détracteurs de Tsiranana, qui ont vu la présence française comme une ingérence et une insulte à la souveraineté nationale. »

Pour quel bilan ? L’historienne Lucille Rabearimanana, reconnaît qu’en termes d’infrastructures, le pari pro-français a été payant. « On a assisté pendant la Première République, indique-t-elle, à une extension du réseau routier, à l’entretien de ce même réseau routier et du réseau ferré. Madagascar a bénéficié, pendant la Première République, d’investissements sociaux et économiques et donc a récolté les ‘miettes’ des Trente Glorieuses en France. »

À la fin des années 60, cependant Tsiranana et son pouvoir sont fatigués. Les liens étroits avec la France finissent par se retourner contre le président. La colère éclate en 1972, un 23 janvier, à l’école de médecine de Befelatanana, une école professionnelle décrite par l’historienne Françoise Blum comme l’« archétype de cet enseignement colonial à deux vitesses ». Tout commence par une grève des élèves qui protestent contre leurs conditions de vie à l’internat. « Les lycées Jules Ferry et Gallieni entrent en grève de solidarité le 24 avril, raconte Françoise Blum, suivis par l’ensemble des établissements secondaires et universitaires de Tananarive : le 26, la grève est déjà générale. Le 29, les observateurs décomptent 95 établissements en grève et jusqu’à 70 000 grévistes. » L’université entre dans la danse. Les revendications s’étoffent. « La raison de notre révolution est très simple, résume Charles, du groupe Mahaleo, le groupe emblématique du « mai malgache ». On voulait juste parler malgache. » Le mouvement va pourtant bien au-delà d’une revendication culturelle, il cristallise un malaise aux causes diverses. La protestation s’étend au-delà des milieux scolaires et universitaires. Il y a des défilés, des rassemblements sont organisés au Jardin Ambohijatovo, rebaptisé « Jardin de la grève » pour l’occasion. Habillée de noir, la statue de Jeanne d’Arc, est aussi ceinte d’une banderole qui proclame : « Vous avez raison, les enfants ». Le 18 mai 1972, Philibert Tsiranana annonce à la radio qu’il donne les pleins pouvoirs au Général Ramanantsoa.

Un épilogue… ou le début d’une autre histoire. Ce 18 janvier 1973, c’est un jeune officier qui anime la conférence de presse : le capitaine de frégate Didier Ratsiraka, alors ministre malgache des Affaires étrangères. Il parle des accords franco-malgaches de 1960 qu’il qualifie d’accord « d’assistance » plutôt que de « coopération ». Des négociations pour la révision de ces accords s’ouvriront à Paris dans les jours à venir. La nouvelle diplomatie malgache a décidé de rompre avec le passé.

 

    Source: rfi